Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/148

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de ventre et qui, comme il était courbé, se promenait au Palais-Royal toujours les mains derrière le dos pour faire son aplomb. Il avait un long nez, un menton aigu, des flûtes au lieu de jambes, la voix rauque ; il paraissait de difficile humeur ; à l’exemple des poètes, il déraisonnait sur son art. » Mais Mercier charge vraisemblablement, et Carmontelle lui-même se complaît aux côtés grotesques de son modèle. La gravure de Benoist, d’après le beau portrait de Restout, est dans une note plus juste. Le profil rappelle celui de Voltaire, avec plus d’autorité toutefois et d’énergie : le menton plus large, la physionomie moins mobile, l’œil plus chargé d’éclairs, et tous les plis de la face tendus par le ressort d’une indomptable volonté. À discipliner cette nature rebelle, les jésuites de Dijon avaient, pendant trois ans, perdu leur latin et pas mal de coups d’étrivière ; au bout de ce temps, il avait fallu rendre le sujet à sa famille, aussi rétif et un peu plus ignorant qu’à ses débuts. Toutes ses facultés s’étaient absorbées dans la musique. À l’âge de sept ans, son père, Maurice Rameau, qui s’était pris lui-même, vers la trentaine, d’une belle passion musicale, lui avait mis les doigts sur le clavecin, et l’on prétend que l’enfant y fit tout aussitôt merveille. Un Léopold Mozart, un Christophe Bach, auraient cultivé avec amour ces dispositions surprenantes ; mais notre bourgeois de Dijon, ayant pignon sur rue, avait décidé de faire de son aîné un magistrat et n’en voulait pas démordre. Quand l’écolier se fut fait expulser du collège, Rameau père, déchu de ses illusions, laissa son fils végéter et musiquer à sa manière. C’est ainsi que Jean-Philippe apprit le violon, le clavecin et l’orgue, s’exerçant, tâtonnant et attrapant au vol quelques bribes de contre-point ou d’harmonie, tout ce que pouvaient lui montrer de pauvres artistes de province. De grammaire française ou latine il n’était plus question depuis longtemps. Pour lui inculquer un peu d’orthographe, il fallut qu’une jeune femme, dont il s’était amouraché, lui donnât les premières notions de la syntaxe. Mais il était dit que l’éducation de Rameau serait comme la trame de Pénélope. Sa famille, incapable de comprendre la supériorité de cette nouvelle méthode d’enseignement, l’expédia en Italie. On comptait que, sur la terre promise de la musique, son ardeur première, se réveillant, ferait une diversion salutaire ; il n’en fut rien. Soit esprit de contradiction, soit toute autre cause, l’enfant prodigue ne dépassa pas Milan, et ne profita même pas des nombreuses ressources que cette ville lui offrait pour progresser dans son art. Il faut dire, à son excuse, que ses ressources durent s’épuiser vite, que la bourse paternelle se ferma de bonne heure, que son talent de violoniste, remarquable peut-être pour la France, ne lui eût pas permis de figurer avec honneur dans les orchestres