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constituent, dans la musique, ces proportions dont le sentiment instinctif nous fait goûter l’œuvre d’art. C’était l’application judicieuse des théories de Leibniz et de Briseux ; Diderot pouvait s’y rallier en tout honneur. Mais quand parurent les premiers fascicules de l’Encyclopédie et que Rameau, qui s’y trouvait assez malmené, eut répondu de bonne encre, en relevant un certain nombre de bévues à la charge de Jean-Jacques, son substitut, toutes les colères furent déchaînées. Vainement le musicien déclarait n’en avoir qu’à Rousseau et protestait de son estime pour les directeurs de l’Encyclopédie ; son attaque, survenant à l’un de ces momens critiques où le sort de la gigantesque entreprise, attaquée chaque jour avec fureur, se trouvait à la merci du moindre incident, les mit hors d’eux-mêmes. Le point d’honneur encyclopédique était en jeu ; d’Alembert et Diderot refusèrent de séparer leur cause de celle de leur collaborateur et prirent énergiquement son parti. Rameau, mis au rang des Fréron, des Poinsinet et des jésuites de Trévoux, eut toute la bande des philosophes à ses trousses. Comme sa brochure avait paru sans nom d’auteur, ils affectèrent d’abord de croire qu’elle ne pouvait être de lui, car le moyen d’admettre qu’un homme qu’ils avaient aidé de leurs conseils et de leur plume leur eût témoigné tant d’ingratitude[1] ? Rameau bondit sous l’affront : bien loin d’être l’obligé des encyclopédistes, c’étaient eux, au contraire, qui lui avaient emprunté ses idées, d’Alembert notamment, dans ses Élémens de musique[2]. Il aurait pu ajouter que toute sa doctrine était en germe dans la Génération harmonique, publiée à une époque où il n’était guère question de d’Alembert ni de Diderot. Ces perfidies faisaient néanmoins leur chemin. Raynal les propageait dans ses Nouvelles littéraires, Grimm, dans sa Correspondance ; et Burney, plus circonspect d’ordinaire, les reproduisait, quelques années plus tard, trompé sans doute par un manuscrit de la main de Diderot, qu’il dit avoir vu à son passage à Paris, en 1770, et qui ne peut être que l’analyse, en forme de dialogues, des piètres leçons d’harmonie de Bemetzrieder[3]. Mais c’était peu de discréditer Rameau comme auteur, il fallait encore laver les collaborateurs de l’Encyclopédie du reproche d’ignorance musicale, tâche d’autant plus ingrate que l’imperfection du travail de Jean-Jacques n’était pas niable, — les éditeurs en firent l’aveu lorsqu’ils sollicitèrent le privilège d’une édition nouvelle. N’osant plus cette fois s’attaquer à Rameau sur son terrain, on l’entreprit pour les propositions scientifiques dont il avait fortifié sa doctrine. D’Alembert lui

  1. Avertissement du vie volume de l’Encyclopédie.
  2. Réponse à MM. les éditeurs de l’Encyclopédie sur leur dernier avertissement.
  3. Diderot, Œuvres complètes, édit. Assézat, tome XII.