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cynique et envieux par-dessus le marché, voilà bien l’homme qu’il fallait à Diderot pour se donner la réplique et dauber à deux, de droite et de gauche, sur la musique comme sur les travers du cher oncle. Écoutons le neveu : « S’il fait du bien à quelqu’un, c’est sans s’en douter ;.. il ne pense qu’à lui ; le reste de l’univers lui est comme d’un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n’ont qu’à mourir quand elles voudront ; pourvu que les cloches de la paroisse qui sonneront pour elles continuent de résonner la douzième et la dix-septième, tout sera bien. Cela est heureux pour lui, et c’est ce que je prise particulièrement dans les gens de génie. » Et le philosophe d’interrompre : « Doucement, cher homme ;.. c’est un homme dur, c’est un brutal, il est sans humanité, il est avare, il est mauvais père, mauvais époux, mauvais oncle ; mais il n’est pas décidé que ce soit un homme de génie, qu’il ait poussé son art fort loin et qu’il soit question de ses ouvrages dans dix ans. » Il n’y a qu’une haine de dévot ou d’encyclopédiste capable de distiller tout ce fiel. Mais la peinture de mœurs est si vive, les vices de l’époque sont fustigés d’une main si leste, qu’à peine songeons-nous que le bout du bâton frappe sur les épaules d’un grand homme devenu vieux ; ce famélique neveu, vivant du nom de son oncle, et qui n’ose avouer son enthousiasme pour la musique italienne, ce malin philosophe qui l’excite peu à peu jusqu’à lui faire mimer et chanter en plein Palais-Royal des airs de Pergolèse, la stupéfaction des joueurs d’échecs du café de la Régence, la mine penaude et les palinodies du parasite quand il s’aperçoit qu’il s’est trahi, — peut-on une scène plus comique ?

Au milieu de ces amertumes, il venait pourtant à Rameau quelques retours de faveur. À la reprise de Dardanus, le public de l’Opéra lui fit une ovation ; dans les derniers mois de sa vie, le roi lui avait conféré la noblesse ; sa mort remit pour un instant Castor et Hippolyte en honneur ; mais ces dernières fumées de gloire se dispersèrent bientôt à tous les vents. Cependant, la musique, aux mains des philosophes, se dépouillait un à un de ses attributs et retournait à l’état sauvage. Dans l’Encyclopédie, Grimm, au mot Poème lyrique, renchérissait encore sur les paradoxes de Rousseau. Jean-Jacques avait recommandé les accompagnemens à l’unisson ; Grimm interdit les duos, étant contraire à la nature que deux ou plusieurs personnes parlent à la fois sur la scène ; on aurait voulu revenir au plain-chant de Lulli qu’on n’aurait pas fait mieux. En même temps, et toujours sans doute pour se conformer à la nature, Grimm prescrivait de maintenir une démarcation rigoureuse entre l’air et le récitatif, « le récitatif pour les momens tranquilles, et l’air pour les momens passionnés du drame, » sans oublier, bien entendu, la ritournelle et la reprise ! Les musiciens s’abandonnèrent