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et le bronze, il y aura place pour plusieurs repentirs. L’œuvre de M. Boucher est beaucoup plus intéressante, très surprenante et très hardie. Certains détails y peuvent prêter à la critique, mais la conception en est vraiment sculpturale et l’exécution aussi consciencieuse que résolue. Il s’agit de trois hommes nus, lancés au galop vers un but qu’ils vont atteindre. Tous trois, côte à côte, se serrant de près, s’écrasant, se poussant, ne posent à terre et, pour un millième de seconde, que sur un seul pied, les bras droits dressés, les têtes tendues, les bouches béantes. De face, il est vrai, c’est une superposition audacieuse de torses sans support qui ne donne pas partout à l’œil une satisfaction parfaite ; mais, de côté, le groupe fuit admirablement, d’un élan nerveux et rapide qui entraine l’imagination. Aucune des œuvres précédentes de M. Boucher, œuvres distinguées, mais tranquilles, ne nous faisait prévoir de sa part une si heureuse hardiesse.

En voyant le groupe de M. Boucher, si original, si évidemment inspiré par une scène réelle, par quelque course de paysans ou de jeunes gens, qu’il lui a suffi de simplifier et d’agrandir par la suppression du costume et par le déploiement des formes nues, on se demande ce que veulent dire les apôtres bruyans du naturalisme et du modernisme lorsqu’ils prétendent imposer aux sculpteurs les étroites formules que subissent déjà trop les peintres et qu’ils menacent de les excommunier comme étant hors de la vérité s’ils n’infligent pas à toutes leurs figures des pantalons et des blouses avec des mines de faubouriens. Il est clair qu’avec des vêtemens contemporains on peut faire aussi des chefs-d’œuvre, surtout dans les petites dimensions ; mais, lorsqu’il s’agit de figures décoratives, on court grand risque d’être justement ridicule si la force du sentiment exprimé ne se joint pas à l’ampleur de l’exécution pour justifier une pareille taille. Les bons sculpteurs sentent si bien l’inconvénient du détail trop réel dans les sujets vulgaires, même d’un intérêt général, qu’ils déshabillent tant qu’ils peuvent leurs figures et, s’ils n’ont pas de raison pour les mettre à nu, simplifient de telle sorte leurs vêtemens qu’ils en font des draperies sans date. Ainsi ont procédé M. Rolard dans son Sauvé, M. Lefèvre dans Gué, M. Perrin dans son Botteleur, M. Lefèvre-Deslongchamps dans ses Premières Joies, M. Guglielmo dans sa Vieille Histoire, M. L. Grégoire dans son Rebatteur de faux, M. Albert-Lefeuvre dans le Pain. Ce dernier groupe, en marbre, est en particulier présenté avec un grand charme d’équilibre sculptural et d’expressions naïves, et la simplification y est poussée à l’extrême. Malgré tout le talent dépensé, on a quelque peine à trouver qu’une bonne ménagère, coupant des tartines à deux bébés, soit un personnage assez héroïque