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« Vous êtes un homme heureux, privilégié et triomphant, lui disait l’un des principaux orateurs du parti patriote, M. le docteur Rittler, dans la séance du 9 janvier 1880. Vous êtes Lutz le victorieux, et en demandant la parole, je ne sais si mon intention est de vous attaquer ou de vous féliciter de votre étonnante fortune. Voilà dix ans que vous êtes ministre des cultes, nous avons tout fait pour vous renverser, et vous avez résisté à tous nos assauts. Je ne trouve vraiment d’un bout de l’Europe à l’autre que M. de Bismarck à qui je puisse vous comparer ; vous appartenez comme lui à la race des ministres inamovibles. Vingt fois nous vous avons dit votre fait, et vous êtes toujours là, et vous êtes toujours le même. » Louis II avait sans doute plusieurs raisons de demeurer fidèle à son ministère soi-disant libéral. Il en voulait aux catholiques bavarois de leurs liaisons, de leurs accointances avec la démocratie et des avances qu’ils lui faisaient ; il ne goûtait ni les prélats infaillibilistes ni les curés démagogues. Peut-être aussi se souvenait-il que Louis XIV l’avait pris quelquefois de haut avec la cour de Rome et que le pape Alexandre VII avait demandé pardon au grand roi par un légat a latere. Mais il savait surtout qu’un ministère ultramontain lui attirerait des ennuis, des chagrins, en le rendant suspect aux puissans du jour. Il avait dit jadis : « Je veux vivre en paix avec mon peuple. « Il tenait davantage à vivre en paix avec Berlin, et il craignait plus les sourcils frémissans de M. de Bismarck que toutes les tracasseries que pouvaient lui susciter ses chambres. Il voulait que ses ministres réglassent leur pas sur celui du chancelier de l’empire. Ce qui le prouve, c’est que du jour où M. de Bismarck s’est relâché de ses rigueurs envers l’église, du jour où il est entré dans la voie des accommodemens et des compromis, M. de Lutz est devenu, lui aussi, plus conciliant, plus coulant, plus gracieux pour le haut et le bas clergé, et qu’on l’a vu en 1883 réviser sa loi scolaire et favoriser ouvertement les écoles confessionnelles.

On prétend que les Lapons, lorsqu’ils se mettent en mer, achètent d’un sorcier le vent nécessaire à leur navigation ; il le leur remet dans un mouchoir soigneusement noué. C’était à Berlin que le cabinet libéral de Munich renouvelait chaque année sa provision de vent, et il s’en est bien trouvé. C’est ainsi qu’il est parvenu à se perpétuer au pouvoir, et l’on peut croire que M. le baron de Lutz sera quelque temps encore président du conseil. Il achète son vent au bon endroit ; c’est le secret de ses longues prospérités.

Louis II échappait aux ennuis, aux désagrémens ; mais il ne pouvait échapper à ses pensées, et ses pensées étaient sombres. Ce romantique assis sur un trône et amoureux de sa couronne ne pouvait se dissimuler que les réalités s’accordaient mal avec ses rêves. Il ne considérait comme un vrai roi que le souverain qui exerce un pouvoir