Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/225

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ancienne société, d’aussi bas que l’on fût parti, on se classait en devenant homme de lettres, on passait de sa condition dans une autre ; bien loin de s’en vanter, on essayait plutôt d’effacer jusqu’aux traces de son origine ; avec une condition nouvelle, on prenait des sentimens nouveaux. Celui-ci fut le premier qui resta peuple en se faisant auteur, et qui fonda sa popularité sur le mépris insolemment avoué de tout ce qu’il n’était pas lui-même. Car son orgueil même, à la nature duquel on s’est si souvent mépris, n’est pas l’orgueil de l’homme de lettres ou du bel esprit, c’est encore l’orgueil du plébéien, l’orgueil de l’homme qui s’est fait ce qu’il est devenu, lui tout seul, et qui veut bien se souvenir de ses commencemens, mais qui ne veut pas souffrir que les autres les lui rappellent. A-t-on fait assez ressortir ce caractère de Rousseau ? Ne l’a-t-on pas trop exclusivement étudié, comme nous faisons les hommes de lettres, en nous étendant longuement sur leur origine, sur leur famille, sur leur éducation, — pour d’ailleurs n’en pas tenir compte ? Ce sont autant de questions que je ne veux pas examiner aujourd’hui, et il me suffit que l’on ait vu ce que je voulais surtout montrer, que si les grands seigneurs et les belles dames, le prince de Conti ou la maréchale de Luxembourg, n’ont pas reconnu ce que ce plébéien leur apportait dans ses livres, Voltaire, plus aristocrate, et aussi plus intelligent, l’a nettement discerné. Une nouvelle espèce d’hommes apparaissait en scène, et son premier acte de puissance allait être de renverser, dès qu’elle le pourrait, tout ce que Voltaire avait aimé.

Est-ce à dire, comme Rousseau l’a cru, que Voltaire l’ait persécuté, qu’il ait manœuvré contre lui, qu’il l’ait dénoncé aux rigueurs du gouvernement de Genève ? On pourra lire à ce sujet quelques-uns des meilleurs chapitres du livre de M. Maugras. Mais que les Genevois me pardonnent si, comme il le faudrait pour bien éclaircir la question, je me dispense d’entrer dans le récit de leurs querelles intestines au XVIIIe siècle ! Je consens donc que Voltaire, en toute cette affaire, n’ait poursuivi Rousseau que de ses sarcasmes et de ses calomnies ; et ma grande raison, ce sera qu’il n’était pas en situation de lui nuire autrement qu’en paroles. Car, pour ses protestations d’innocence, je les connais assez, et M. Maugras, en général, me semble y croire bien aisément. Jamais personne au monde n’a menti comme Voltaire. Quand il publiait contre Rousseau cette Lettre au docteur Pansophe, que Beuchot n’a pas cru devoir insérer dans son édition des Œuvres de Voltaire, mais qui n’en est pas moins du patriarche, non content de la désavouer, Voltaire ne l’attribuait-il pas lui-même à l’abbé Coyer, d’abord, et ensuite à Bordes (de Lyon), tous deux vivans et tous deux exposés de la sorte aux représailles des Confessions ? C’étaient là de ses moindres coups. Au plaisir d’injurier les gens il ajoutait celui