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il n’aurait pu dire quel était l’objet de ce Cyclope ; il le sait maintenant : du caractère odieux de sa figure on voulait faire juger le caractère de son âme, et on y a réussi. Encore une fois, c’est la folie, M. Maugras a raison de le dire ; mais, au lieu d’en chercher une cause purement physiologique dans la maladie de Rousseau, n’eût-il pas plutôt trouvé la véritable dans ces remords dont les Confessions peuvent passer pour un témoignage authentique ; dans ces malheurs, assurément vulgaires, mais dont il n’a oublié que de mesurer l’effet sur une organisation aussi particulière que celle de Rousseau ; et enfin jusque dans ces persécutions qu’il niait tout à l’heure ? Cela peut bien sembler un paradoxe ; mais, en fait, malgré ses Confessions, et en dépit de ses airs agressifs, Rousseau n’a manqué de rien tant que de cette capacité de résistance et de cette force de réaction qui font précisément sur lui, dans l’histoire de leur longue querelle et dans l’histoire du XVIIIe siècle, la supériorité de Voltaire. Rien ne concourt, et les persécutions elles-mêmes, qu’à irriter, exciter et exalter Voltaire, et rien ne sert au contraire, même ses courtes exaltations, qu’à étourdir, abattre et déprimer Rousseau.

Je ne m’étonne pas que l’on ait si difficilement voulu croire à la folie de Rousseau, et qu’en se servant du mot, si peu de critiques ou d’historiens aient accepté la chose. Lorsque Voltaire traitait Rousseau de « fou » et de « vilain fou, » c’était pour l’injurier plutôt que pour le plaindre ; mais nous, qui de plus que lui connaissons les Confessions et les Rêveries d’un promeneur solitaire, si c’est là l’œuvre de la folie, nous nous demandons quelle est celle de la raison, du talent ou du génie même ? Qui sera maître de sa pensée, si celui-ci ne l’était pas quand il écrivait tant de pages immortelles ? Ces raisonnemens sont du temps où l’on croyait encore que la folie, pour mériter son nom, devait avoir envahi l’entendement tout entier. Aujourd’hui, que nous savons qu’il en est autrement, que l’invasion de la folie n’est jamais si brusque et rarement si complète, qu’il est même commun qu’un fou ne déraisonne que sur l’objet de son délire, nous pouvons admettre dans l’esprit de Rousseau la coexistence du génie et de la folie, comme nous l’admettons dans l’esprit de Swift ou dans celui du Tasse. La maladie constitutionnelle dont il avait longtemps souffert, et avec les crises de laquelle avaient coïncidé la plupart de ses accès de défiance et de misanthropie, en paraissant s’apaiser ou guérir avec les années, n’avait pas disparu, elle s’était seulement transformée, a Plus de quatre années avant sa mort, dit son ami Corancez, j’ai eu de fréquentes occasions de l’observer. L’accès s’annonçait par un dérangement du regard et par un mouvement très accentué dans un de ses bras… Lorsque j’entrais chez lui et que j’apercevais ces signes, j’étais assuré d’avance d’entendre sortir de sa bouche tout ce qu’il est