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Blaquière devient l’idole de la société de Dublin, sans que Bagenal perde rien de sa popularité.


III

Le lecteur commence à entrevoir cette étrange vie parlementaire : des marchandages hypocrites, égayés par des explosions de susceptibilité grotesque. Le gouvernement anglais avait entendu faire du parlement de Dublin un bureau d’enregistrement pour ses caprices législatifs ; l’ambition et la cupidité des grandes familles l’avaient métamorphosé en une agence de chantage politique. Jamais parlement n’a senti à ce point le renfermé ; jamais corps délibérant n’a été plus soigneusement tenu en lieu clos, plus minutieusement abrité contre les libres courans qui se jouent autour de son enceinte. Et pourtant ce même parlement allait être presque malgré lui, presque à son insu, un instrument de régénération et d’affranchissement, simplement parce que des hommes y étaient réunis et y parlaient tout haut des affaires du pays. Dans l’ordre politique comme dans l’ordre physique, le besoin ne crée pas l’organe, mais, si cet organe existe, il le transforme ; vicieux, il le redresse ; débile, il le fortifie ; incomplet, il l’achève, le perfectionne et l’approprie à la fin voulue. « Mieux vaut, — écrivait Gustave de Beaumont en 1839, — mieux vaut un parlement corrompu que point de parlement ; » et, malgré les mécomptes des cinquante dernières années, je ne vois pas que cette phrase ait cessé d’être vraie.

On ne jette pas impunément de grands mots dans l’imagination populaire ; on ne réveille pas en vain certains échos. La petite comédie patriotique, jouée au bénéfice exclusif de lord Shannon et de ses compères, eut des suites que ses auteurs n’avaient ni désirées, ni prévues. En 1759, au milieu des inquiétudes causées par la guerre avec la France, quelqu’un prononça le mot d’Union. L’Irlande l’avait demandée à genoux en 1704 et ne l’avait pas obtenue. En 1759, elle se soulevait d’indignation à la seule idée d’y être contrainte. Le jour de la rentrée du parlement, une foule immense sortit des ruelles tortueuses qui entourent la vieille cathédrale de Saint-Patrick et se dirigea sur College-Green. En tête marchaient des figures sinistres et menaçantes que personne ne se souvenait d’avoir vues auparavant. Les salles du parlement furent envahies, et les émeutiers, par dérision, placèrent sur le trône une vieille femme ivre avec un bout de pipe dans la bouche. Chaque pair, chaque député qui se présentait était obligé de jurer qu’il ne voterait jamais pour l’Union. Le chancelier refusa ce serment : on le repoussa brutalement. Le maire, mandé au château, déclare n’avoir pas la force suffisante pour