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pas, nous demeurâmes près d’une heure en chemin ; il fallut redoubler tous ses efforts pour fendre la presse[1]. » Aujourd’hui, Dieu merci ! la foule est plus maniable ; mais elle n’est pas moins nombreuse, les rues ne sont pas plus larges, et, comme Roland Fréjus en 1666, c’est en marchant sur les pieds de bien des gens que nous arrivâmes aux maisons qui nous avaient été préparées.


VIII. — AVANT L’AUDIENCE DU SULTAN.

L’ambassadeur de Louis XIV auprès du sultan Moula-Rechid, Roland Fréjus, dut attendre trois jours avant d’être admis à l’honneur de saluer le souverain auquel sa visite causait pourtant une satisfaction si profonde et apportait un si précieux secours. Nous allions être soumis à la même épreuve. Comme il y a deux siècles, les représentans des puissances étrangères ne sont reçus aujourd’hui par l’empereur du Maroc qu’après avoir fait une sorte de stage purificatoire, dont la durée est fixée à trois jours. Pendant ces trois jours, s’ils sont au fait des raffinemens de la politesse marocaine et s’ils sont assez délicats pour s’y conformer, ils peuvent recevoir des visites, mais ils n’en font eux-mêmes aucune. Ils ne sortent pas, ils ne vont pas voir la ville ; ils méditent dans la solitude sur le bonheur dont ils vont jouir de contempler face à face, non seulement le maître du Maroc, mais le descendant du Prophète, le vrai khalife, l’ombre véritable de Dieu sur la terre, dont le sultan de Constantinople n’est tout au plus que la pénombre, l’émir El-Moumenin, le prince des croyans. Curieuse coutume, qui a pour elle, on le voit, une respectable antiquité. Nous n’avions garde de vouloir nous y soustraire, étant venus à Fès, non pour faire violence aux mœurs du pays, mais pour montrer, par la manière dont nous les respections, que nous étions des amis sincères du Maroc et de son gouvernement. Nous acceptâmes donc de bon cœur les trois jours d’emprisonnement que les usages locaux nous imposaient. Nous les acceptâmes d’autant mieux que notre prison était délicieuse, et que, si nous étions en cage, c’était une cage si joliment dorée qu’on aurait pu y demeurer sans se plaindre, non seulement des journées, mais des semaines, et peut-être des mois.

En arrivant aux deux maisons que le sultan avait fait préparer pour nous, l’une destinée aux militaires, l’autre aux civils, un cri de surprise et d’admiration nous était échappé. Nous entrions décidément dans un monde enchanté, nous étions en pleine féerie, en

  1. Relation d’un voyage fait dans la Mauritanie par Roland Fréjus de la ville de Marseille en l’année 1666.