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I.

Rien certes de plus dramatique que cette période du commencement du siècle, qui a vu tour à tour la France révolutionnaire, républicaine ou impériale, maîtresse de l’Europe, l’Europe coalisée maîtresse de la France. Comment s’expliquent ces prodigieuses alternatives de la fortune militaire et diplomatique, ces tragiques vicissitudes où les vaincus de la veille redeviennent les vainqueurs du lendemain? c’est justement le problème de cette histoire de 1792 à 1815, de ces années qui se comptent par des campagnes, par des coalitions, par des coups de théâtre toujours nouveaux[1].

Au premier moment, lorsque la révolution française éclate, elle reste visiblement et assez longtemps une énigme pour la diplomatie des vieilles cours, qui n’en saisit ni la portée ni le caractère universel et redoutable. Les cabinets n’y voient tout au plus qu’une crise, qui, en affaiblissant la France, laisse toute liberté à leurs desseins. Tandis que l’orage monte et grossit, ils ne sont occupés que de leurs ambitions, de leurs intérêts ou de leurs rivalités. Ils ne s’entendent un instant que pour procéder avant tout, avant la croisade conservatrice contre la France, à ce second partage de la Pologne, qui coïncide avec la première coalition de 1792, que M. de La Marck, dans une lettre à M. de Mercy-Argenteau, appelle « une inconséquence révoltante et digne de pitié. » Les rois ne comprennent rien à cette révolution qui les menace par les idées avant de les menacer par les armes. À cette force nouvelle, qui fait pour ainsi dire explosion à leurs frontières, ils ne trouvent à opposer que des déclarations qui sont des défis à la fois irritans et impuissans, des alliances sans sincérité, une politique d’expédiens, des efforts décousus, une stratégie méticuleuse et surannée. A peine engagés dans la terrible lutte, ils se sentent déconcertés, et, chose étrange, c’est la France désorganisée, livrée aux fureurs révolutionnaires, mais puissante par le patriotisme, par son exaspération même, qui réussit à vaincre, à dicter des lois, à dissoudre les coalitions ; c’est la France, qui, après avoir été un instant envahie, rend invasion pour invasion et franchit de toutes parts ses frontières, réduisant successivement ses ennemis, la Prusse, l’Autriche

  1. Depuis que les archives se sont ouvertes de toutes parts, cette époque a pu être mieux étudiée et elle est désormais mieux connue dans sa vérité. Elle a été racontée avec talent, quoique souvent avec partialité, par M. de Sybel dans son Histoire de l’Europe pendant la révolution française. Plus récemment en France, M. Albert Sorel a publié, sous le titre de l’Europe et la Révolution française, le premier volume d’un savant et substantiel travail qui éclaire cette histoire déjà ancienne et toujours nouvelle.