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Moula-Hassan est bien réellement le souverain de cette troupe de soldats, pillards et misérables, au milieu desquels il vit et à l’aide desquels il soutient son fragile pouvoir. Son camp est sa vraie capitale, son armée, son empire. A coup sûr, cette armée suffit à maintenir sa domination dans les contrées où elle s’exerce, sinon à l’y étendre beaucoup. Elle ne suffirait pas à arrêter une puissance européenne quelconque qui tenterait d’entrer au Maroc. Seulement, cette armée battue, on ne serait pas maître du pays; il faudrait en conquérir toutes les provinces indépendantes et les villes, qui résisteraient de leur mieux. Il faudrait aussi, sans nul doute, écraser dans la défaite le courageux Moula-Hassan, qui ne fuirait pas, comme son père à Isly, qui résisterait jusqu’au bout, qui se ferait tuer plutôt que de se soumettre au joug des chrétiens. On ne pourrait songer à faire de lui un roi fainéant, à la manière des princes indiens, du bey de Tunis ou du khédive d’Egypte. Par le cœur et par le courage, sinon par l’intelligence, il est d’une autre trempe que ces derniers. II périrait les armes à la main, mais sa mort aurait un immense retentissement dans le monde arabe, où il est vénéré de tous, où il est considéré par ceux-là mêmes qui se soumettent extérieurement à l’autorité religieuse du sultan de Constantinople, comme le chef véritable des vrais croyans, comme l’héritier direct de Mahomet. C’est une des raisons pour lesquelles il n’y aurait pas de plus folle politique pour la France que de songer à la conquête du Maroc. Puissance arabe, ayant des millions de sujets musulmans sous sa domination, il peut lui être utile un jour, si le panislamisme se réveille ou si le succès des mahdi soudaniens devient menaçant, d’opposer aux mots d’ordre qui partent de Constantinople ou du Soudan pour l’expulsion des chrétiens de toute l’Afrique, la parole d’un souverain qui est l’ennemi naturel des Turcs et des Soudaniens, le sultan du Maroc. Ce sultan est brave, il est généreux : qu’importe qu’il soit un prince du moyen âge, et plutôt chef de bandes que roi? Tel qu’il est, il doit être notre allié, et ce serait le comble de la démence d’en faire notre ennemi.


GABRIEL CHARMES.