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mort dans l’impénitence finale. Il possédait, plus que tout autre historien moderne, le don d’universelle sympathie, et comme le vieil Hérodote, dont il aimait à chanter les louanges, il était impartial et tolérant moins par vertu que par goût.

Le 21 décembre de l’an dernier, le quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance fut fêté en granule pompe. Il reçut ce jour-là les félicitations et les vœux de son roi, de la reine Augusta, du prince héritier, du ministère prussien, de l’Académie des sciences de Berlin, de plusieurs universités allemandes. Ce nonagénaire venait de mettre la dernière main au dixième volume de son Histoire universelle, et il se flattait de vivre assez pour la terminer. Cette joie lui a été refusée, mais sa gloire n’y perdra rien. — «Tu as su conserver dans tes vieilles années comme une fleur de jeunesse, lui écrivait en vers grecs le recteur de Schulpforte, et tes lèvres distillent le miel de Nestor. » On a surfait le bon Rollin quand on l’a surnommé l’abeille de la France. On peut dire avec plus de justice que Léopold Ranke était l’abeille de l’Allemagne; il est permis d’ajouter que plus d’une guêpe allemande, envieuse du succès qu’avait son miel, a tâché, sans y réussir, de lui dérober son secret : il l’a emporté avec lui.

Il n’a jamais eu d’autre ambition que le désir d’exceller dans son art, et on a bientôt fait de raconter sa vie sans événemens, consacrée tout entière à l’étude. Il était né en Thuringe ; il était de petite taille et il avait des yeux noirs, le regard vif et perçant. Il enseigna quelque temps à Francfort-sur-l’Oder; son Histoire des peuples germaniques et romans attira sur lui l’attention, il fut appelé à Berlin en 1825; il y passa soixante années sans changer de logement plus d’une fois, tant il était amoureux de son laborieux repos, tant il redoutait pour ses papiers, pour ses livres et pour lui-même les poignantes émotions d’un déménagement! il enseignait, il écrivait, et il ne voulut jamais faire autre chose. On croira sans peine que ses cours étaient fort suivis ; mais ceux qui ne l’ont pas entendu s’imagineront difficilement l’incroyable tension d’esprit que devaient s’imposer ses auditeurs pour le comprendre. Il avait une voix sourde, grêle, qui ne portait pas, un débit indistinct, monotone, à la fois rapide et languissant; l’animation perpétuelle de son visage, la vivacité saccadée de ses gestes, le feu de son regard témoignaient clairement qu’il s’intéressait beaucoup à ce qu’il disait. A vrai dire, c’est avec les yeux qu’il racontait les triomphes et les déceptions de Charles-Quint, la ligue de Smalkalde, la bataille de Muhlberg et la diète d’Augsbourg.

On prétend à Berlin que Hegel dit un jour : « Il n’y a qu’un de mes disciples qui m’ait compris, et celui-là m’a mal compris. » Ranke aurait pu dire : « Il n’y a qu’un petit nombre de mes auditeurs qui m’entendent, et ceux-là m’entendent mal. » On assure pourtant que