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ce mépris de l’opinion, qui la distinguait entre toutes les reines, aide à expliquer beaucoup de choses dans sa vie, sa conversion au catholicisme, son abdication, dont ses sujets s’indignèrent, la tragédie de la galerie des Cerfs, l’assassinat de Monaldeschi.

Ranke s’est servi des rapports d’envoyés vénitiens pour faire un admirable portrait de Catherine de Médicis. Il a eu soin de noter « qu’elle était de taille haute et forte et qu’on retrouvait sur son visage olivâtre les yeux saillans et les lèvres relevées du pape Léon X, son grand-oncle.» Il tenait à nous rappeler par ces quelques mots à que) point cette reine de France était de son pays et de sa famille, et il nous paraît tout naturel que cette Florentine, qui ressemblait si fort à son grand-oncle, cette fille de Laurent II de Médicis à qui Machiavel dédia son Prince, professât la morale de sa maison. Tout lui semblait permis pour conserver le pouvoir; le succès était tout pour elle, les moyens n’étaient rien. « Quoiqu’elle ne trouvât nul plaisir dans le vice, aucune loi ne bridait sa conscience ; elle avait moins les sentimens d’une reine légitime que ceux d’un chef de parti qui possède une autorité usurpée et contestée, à la façon de son cousin Cosme. » Elle n’eut jamais d’autre politique que celle qui se pratiquait dans les principautés et dans les tyrannies italiennes, où des fêtes nuptiales servirent plus d’une fois à se défaire de ses ennemis. Cette étrangère ne pouvait rien comprendre à la vraie fonction de la monarchie française, aux droits et aux devoirs d’un roi de France, qui arbitre des partis, traite avec eux sans se donner. Quand elle projeta et commanda le massacre de la Saint-Barthélémy, elle ne se douta pas un instant qu’elle commettait avant tout un crime de lèse-royauté, qu’elle manquait à toutes les traditions des Valois. « n’était-ce pas contre ces horreurs de la guerre civile qu’on avait élevé le rempart de la monarchie? Et, maintenant, cette monarchie oubliait son origine historique; elle faisait cause commune avec ceux dont elle aurait dû refréner la haine. On perd sa trace dans cette orgie de sang. »

Toutefois, malgré ce cri qui lui échappe, Ranke n’a point été dur pour Catherine. Il nous représente ses cruels soucis, ses inquiétudes incessantes, ses perplexités, ses détresses. Il nous la montre renfermée dans son cabinet, pleine d’amertume et de chagrin, et quand le moment de l’audience arrivait, essuyant ses larmes pour paraître avec un visage serein, « Elle se trouvait dans la situation d’un chef qui, élevé au souverain pouvoir par les circonstances, se voit menacé à chaque instant et doit employer à sa conservation toutes les forces de son esprit. Elle n’avait pas seulement à lutter avec des intérêts personnels, mais avec la puissante opposition des idées générales, qui secondaient ses adversaires. Bien des hommes, dit un Vénitien, auraient oublié l’art et les règles de l’escrime dans sa position hasardeuse, où elle avait peine à reconnaître ses amis et ses ennemis. »