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Le sagace et indulgent historien a. usé des mêmes ménagemens pour Philippe II. Il ne cite pas devant son tribunal les ennemis de ses croyances et de ses principes pour les condamner ou les flétrir ; il ne s’occupe que de les comprendre, il leur fait dire leurs raisons, et souvent leurs explications comme leurs excuses lui semblent bonnes. M. Mommsen le complimentait un jour sur le rare talent qu’il possédait pour découvrir dans chaque homme ce qu’il a de mieux : « Vous êtes un de ces peintres, lui disait-il, dont les portraits sont un peu flattés et ne laissent pas d’être ressemblans. Vous avez toujours représenté les hommes, sinon tels qu’ils étaient, du moins tels qu’ils auraient pu devenir, la grâce aidant. » Il ajoutait : « Il nous serait fort difficile de vous imiter, vous nous surpassez tous en indulgence. » En parlant ainsi, M. Mommsen pensait sans doute à certains chapitres de son Histoire romaine. On ne saurait taxer d’excessive et coupable indulgence un historien qui n’accorde à Cicéron qu’une faconde de petit avocat et à Pompée que les qualités qui font un bon caporal.

Ranke était, en matière d’histoire, un incomparable casuiste ; il débrouillait sans effort les cas les plus compliqués. Philippe II lui a raconté les embarras de sa situation, et il a eu tant de plaisir à confesser cet illustre pénitent qu’il n’a pas eu de peine à l’absoudre. À quoi servirait la casuistique si elle ne rendait pas indulgent ? Il pensait que, dans le commerce épineux des affaires, dans le conflit des intérêts, dans la mêlée des sectes et des partis, dans le grand va-et-vient des choses humaines, il est bien difficile d’avoir des règles certaines de conduite et bien facile de confondre ses ambitions avec ses devoirs. Il pensait aussi que les événemens, les vicissitudes de la fortune forment et déforment les caractères : « C’est la vie qui fait l’éducation de l’homme, a-t-il dit. Nous sommes des arbres qui tirent leur force moins encore du sol où ils ont crû que de l’air qui les enveloppe, de la lumière, du vent, de la pluie et des tempêtes. » Aussi accorde-t-il facilement aux grands pécheurs le bénéfice des circonstances atténuantes. Il a interrogé César Borgia, il l’a écouté avec une complaisante attention, et il lui a remis au moins la moitié de ses forfaits.

Au surplus, comme le prouve son dernier livre, qu’il n’a pas achevé, il avait embrassé l’histoire tout entière dans ses études. Il avait vu les générations succéder aux générations et les peuples remplacer les peuples, et il avait appris, en comparant l’homme d’aujourd’hui à l’homme d’autrefois, que l’humanité est à peu près toujours la même ; il en concluait que le cœur humain ne peut pas changer. « La monarchie des Bourbons, a-t-il écrit dans son Histoire de France, s’était établie au milieu des orages d’une lutte universelle ; son temps était venu, et, si l’on ose employer une expression empruntée à la science augurale des anciens Étrusques, cette monarchie voyait commencer la grande journée du monde réservée soit à son propre développement, soit à l’expansion