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et de l’amitié. Si le sultan du Maroc imitait cet exemple, un insurrection éclaterait aussitôt contre lui. Il est tenu de faire ostensiblement chaque jour les prières réglementaires; dans son palais et jusque dans son harem, il ne lui est pas permis d’oublier un instant le caractère sacré qui est en lui; on est bien obligé de lui permettre de recevoir des chrétiens, car ceux-ci s’imposent par la force, mais jamais il ne les reçoit sur un pied d’égalité ; il se tient devant eux à cheval ou sur un siège plus élevé que le leur; lorsqu’il les invite à dîner, il n’assiste point au repas, auquel il se fait représenter par un simple amin. Au reste, comment ferait-il autrement, lui qui a conservé non-seulement le costume, mais tous les usages des simples Bédouins? Il mange avec ses doigts, accroupi sur un divan. Il ne saurait se servir d’une fourchette, instrument que n’employait pas Mohammed, auquel il s’efforce de ressembler le plus possible. L’empire du Maroc n’est pas entamé, comme l’empire turc, par les modes chrétiennes. Il n’en admet que ce qu’il est absolument forcé d’en admettre. C’est peut-être le seul pays du monde où les décorations soient inconnues. Bien des Européens, désireux d’orner leur boutonnière d’un ruban nouveau, ont essayé de persuader à Moula-Hassan qu’il serait glorieux pour lui d’instituer un ordre marocain; ils se sont même adressés à un sentiment moins noble que l’amour de la gloire, et ont lâché de lui faire comprendre qu’il serait beaucoup plus économique de donner aux étrangers qui viennent le voir une décoration de fer-blanc au lieu de sabres, de chevaux, et de selles dorées. Moula-Hassan a résisté : « Nous ne sommes pas comme les Turcs, a-t-il dit, qui ont rejeté les traditions de leurs ancêtres. Jamais Mohammed n’a donné de plaques et de cordons ; nous ne saurions faire ce qu’il n’a point fait. »

Que répondre à cet argument? j’ignore à quelle heure se levait Mohammed ; mais Moula-Hassan et toute sa cour se lèvent à trois heures du matin, l’hiver aussi bien que l’été, pour la première prière. Ils ne se recouchent pas. La journée commence après ces sortes de matines. Dès que le sultan a terminé sa prière, son chapelain vient lui lire un passage de Bokhari, célèbre théologien musulman qui est, aux yeux des Marocains, la plus grande autorité religieuse après Mohammed. Peut-être même connaissent-ils beaucoup plus l’ouvrage de Bokhari que le Coran. Le fatras indigeste qu’il contient forme l’unique nourriture intellectuelle et morale de l’immense majorité d’entre eux. Quand le sultan a prié et écouté le Bokhari, il commence à s’occuper des affaires publiques et des exercices militaires, qui sont, comme je l’ai dit, sa grande passion. On est tout surpris, lorsqu’on ne connaît pas les pieux motifs qui l’amènent à se lever de si bonne heure, de voir le sultan et ses ministres donner des audiences à cinq ou six heures du matin. C’est