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n’émeut qu’à peine les sens, bien loin de les irriter; et, s’ils persuadent le plaisir, je ne crois pas que jamais on en ait plus discrètement présenté l’image, ni plus chastement voilé la nudité. Les erreurs de goût, et j’en sais de bien fâcheuses, ne manquent malheureusement ni dans les Recueillemens ni surtout dans la Chute d’un ange, mais ce ne sont vraiment et uniquement que des erreurs de goût. D’une manière générale, dans ses peintures de l’amour, Lamartine a toujours mêlé au délire des sens non-seulement ce qui l’épure, mais encore le spiritualise. N’ayant jamais, comme tant d’autres, mené sa muse aux mauvais lieux, elle a toujours ignoré le langage de ces sortes d’endroits. Et si l’on dit que c’est pour cela qu’elle a bien pu connaître et parcourir toute l’étendue des passions de l’amour, mais non pas en mesurer toute la profondeur, ni surtout en sonder les derniers abîmes, je n’en disconviendrai point; — et je l’en louerai davantage.

Comparez ici Lamartine avec Musset, le Musset des Nuits, mais aussi le Musset des Premières Poésies. Musset, le plus jeune des deux, et même des trois, est cependant de beaucoup à tous égards le plus voisin du XVIIIe siècle : il y a en lui du Crébillon fils, du Laclos, du Casanova, si l’on veut. Aimez-vous ces vers de Namouna, si souvent et tant vantés :


Deux sortes de roués existent sur la terre...


et n’en jugiez-vous pas autrement à vingt ans qu’à cinquante? Pour ma part, j’en préfère d’autres. Mais, en tous cas, semblable à son don Juan, Musset, jusqu’au jour d’une rencontre célèbre, me paraît bien avoir été le plus impertinent des amans en même temps que le plus sensuel. Lorsque d’ailleurs il eut éprouvé l’amour avec toutes ses fureurs, le poète des Nuits, s’il perdit quelque chose de sa fatuité juvénile, ne réussit cependant jamais à dépouiller sa passion de ce qu’elle avait encore de fougueux et de personnel. Les Nuits sont le cri d’un amant à qui l’on vient d’enlever sa maîtresse, le plus éloquent, le plus retentissant que peut-être on eût encore poussé, mais un cri, c’est-à-dire l’expression de ce qu’il y a dans l’amour de plus instinctif, de plus égoïste, et de moins généreux.


Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,


a-t-il dit lui-même, et précisément dans une de ses Nuits. Il se trompe ; ce ne sont que les plus émouvans; et ce n’est pas peu de chose, mais au-dessus de ces émotions où les sens ont encore trop de part, il y en a de plus pures, et c’est l’honneur de Lamartine que d’y avoir plusieurs fois atteint.

C’est que l’amour n’a pas été pour Lamartine comme il le fut pour