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lointain d’un autre temps. Il aimait cette vie, et, comme le prince admirait cette sérénité après tant d’agitations, Washington lui répondait en confiant cette leçon à sa jeunesse : qu’il pouvait se lever matin après une nuit sans rêve et sans trouble, parce qu’il avait la conscience tranquille, qu’il avait l’esprit en paix, parce que jamais il n’avait écrit une lettre qu’il pût avoir à regretter. M. le général Boulanger, qui de bien d’autres manières n’est pas de l’école de Washington, a trop écrit, et, après avoir beaucoup écrit, il a trop oublié ce qu’il a dit, ce qu’il a pensé, ce qu’il a mis dans ses lettres au temps où il fréquentait un autre monde que celui d’aujourd’hui : voilà son malheur! De là cette étrange mésaventure qui ressemble à la tragi-comédie d’une popularité en déconfiture ! M. le général Boulanger, dans ses conversations passablement excentriques, a parlé d’un piège qu’on lui aurait tendu : il s’est bien créé lui-même le piège et il s’y est jeté tête baissée avec l’étourderie d’une vanité turbulente.

Comment tout cela s’est-il donc passé ? Cette triste iniquité de l’expulsion des princes n’a point, en vérité, porté bonheur à M. le ministre de la guerre. Qu’avait-il affaire de s’en mêler, lui, chef de l’armée, placé en dehors de la politique? Qu’avait-il besoin de disputer bruyamment la responsabilité d’une mesure violente à M. le président du conseil, d’aggraver la brutalité de l’expulsion par la brutalité plus douloureuse encore de la radiation des princes des cadres de l’armée? Il a voulu sans doute paraître là, comme partout, montrer son plumet blanc dans l’affaire, et, comme on lui rappelait les relations qu’il avait eues avec son ancien chef du 7e corps, ce qu’il lui devait, il a cru pouvoir payer d’audace, reconquérir d’un seul coup son indépendance, en répliquant lestement qu’il ne voyait pas en quoi M. le duc d’Aumale avait contribué à sa promotion au grade de général. C’est alors qu’il a manqué de mémoire, qu’il a commencé d’aller de faux pas en faux pas, en provoquant par son attitude même l’exhumation d’une série de lettres où il ne ménage ni les sollicitations et les adulations, ni les marques de son dévouement, ni les témoignages de sa reconnaissance à son ancien chef, où il appelle le «jour béni » qui le ramènera sous les ordres de M. le duc d’Aumale. Si M. le ministre de la guerre eût mis plus de mesure, plus de convenance dans ses actions et dans son langage, ces lettres, sans doute sincères lorsqu’elles ont été écrites, n’auraient probablement jamais vu le jour; c’est son arrogance étourdie et brouillonne qui en a décidé la publication. A la rigueur, M. le général Boulanger aurait pu peut-être encore, à la dernière extrémité, se tirer d’affaire avec quelque esprit ou un peu de tact, en avouant ces lettres sans embarras, en gardant l’attitude d’un homme lié par de nouveaux devoirs, obligé, comme ministre, d’exécuter une loi pénible. Point du tout; M. le général Boulanger, décontenancé par des révélations qui le troublaient dans ses relations avec