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que nous arrivons à accroître énormément toutes nos forces physiques ou morales.

Sur la peur, l’habitude a un tel effet, que rien de ce qui nous est habituel ne peut nous effrayer. L’habitude émousse les émotions les plus fortes, et la peur en particulier. Il n’est pas de danger habituel qui puisse produire de la frayeur. De là la facilité et la fréquence de ce qu’on appelle le courage professionnel.

Je ne voudrais certes pas en médire, mais ce courage n’est pas du vrai courage ; c’est de l’habitude. Le matelot, sur son navire battu par la tempête ; le médecin, la sœur de charité, l’infirmier, dans un hôpital encombré de cholériques, de pestiférés et de varioleux ; le chimiste et le physiologiste, au milieu des virus, des corps explosifs et des poisons ; l’aéronaute dans sa nacelle ; le couvreur sur son toit ; le toréador, le picador et le banderillero dans l’arène : tous ces braves n’ont pas à faire preuve de bravoure. Ils n’ont pas peur. Le sentiment du danger inconnu, qui est au fond de toute frayeur, n’existe pas pour eux. Et ils ne raisonnent pas plus leur absence de frayeur que d’autres qui seraient effrayés ne pourraient raisonner leur frayeur. L’habitude est là qui les empêche d’avoir peur. Je crois bien que le jeune matelot qui n’avait jamais mis le pied sur la planche d’un navire a eu probablement quelque émotion, s’il a, dès le début de sa navigation, assisté à une tempête un peu sérieuse. Mais l’habitude est venue, et, avec l’habitude, l’émotion s’est émoussée ; de sorte que les uns et les autres n’ont plus de frayeur. Les ouvriers et ouvrières qui fabriquent de la poudre ou de la dynamite sont parfois d’une imprudence telle, et ils ont tellement peu de crainte d’un danger qu’ils connaissent admirablement, mais auquel ils sont habitués, qu’on est forcé de les protéger contre eux-mêmes et de prendre des mesures rigoureuses pour les empêcher de fumer et de manier du feu près de la poudre. De même encore, dans les mines, les ouvriers mineurs ne prennent pas les précautions nécessaires contre le grisou, contre les éboulemens. Ils connaissent le danger ; mais, comme il s’agit d’un danger habituel, ce danger ne peut plus leur inspirer de crainte.

Le courage professionnel, si tant est qu’il soit vraiment du courage, est le plus facile de tous : aussi le rencontre-t-on toujours et presque sans exceptions. Le vrai courage, ce serait d’affronter sans crainte un danger dont on connaît toute l’importance et dont on n’a pas pris l’habitude. Le couvreur, si brave sur son toit, ferait peut-être une piteuse figure au fond d’une mine ; et je ne sais si le plus brave des mineurs serait très rassuré en se voyant juché au milieu des cheminées, presque à pic, à une quarantaine de mètres au-dessus du sol.