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Rien n’est variable comme la peur. Elle dépend de l’individualité ou plutôt de l’excitabilité de chaque individu. C’est un terme technique en physiologie, mais c’est le seul qui exprime bien mon idée. Chaque individu a son excitabilité propre qui dépend de son état physiologique et moral et qui n’est pas la même pour les diverses excitations. Je croirais volontiers que tout homme est plus ou moins capable de frayeur ; mais que cette frayeur est causée chez les uns et les autres par des motifs différens. Celui-là a peur des poisons, tel autre a peur des bateaux, tel des ponts et des montagnes, tel autre des serpens. Un autre aura peur de l’obscurité, un autre encore du tonnerre, et chacun trouvera dans l’ensemble des excitations qui frappent ses sens celle qui sera plus spécialement apte à provoquer en lui de la peur.

Et même l’excitabilité de chaque individu est assez variable suivant le moment de la journée, suivant l’état de santé ou de maladie. Selon qu’on est à jeûn ou qu’on vient de dîner, les idées ne suivront pas le même cours. Un convalescent, débilité par une longue affection nerveuse, sera sans doute plus accessible à la peur que quand il était robuste, bien portant, sortant de table.

Mais ce qui augmente énormément l’intensité de la peur, c’est l’attention, c’est l’imagination. En effet, pour tous les réflexes psychiques, l’excitant en lui-même n’est rien : c’est la réaction de l’organisme qui fait tout. L’image visuelle ou auditive qui frappe nos sens n’est rien, tant qu’elle n’est pas transformée, élaborée par l’intelligence de manière à devenir finalement une image effrayante.

Voici un enfant qui se promène la nuit sur une route : il voit un linge blanc qui se balance : aussitôt il s’imagine que ce linge blanc est un fantôme qui le poursuit, et il se sauve, pénétré d’épouvante ; c’est son imagination qui a tout fait, et, si son imagination n’avait pas amplifié et démesurément agrandi l’image réelle, il n’aurait eu aucune peur.

L’imagination est toute-puissante : elle ne se borne pas à des associations d’idées ou à des amplifications d’images ; elle est capable de construire un édifice tout entier, compliqué, hérissé d’images effrayantes, ou attristantes, ou lamentables, qui toutes aboutissent au même résultat, c’est-à-dire à faire grandir la peur.

J’ai connu un malheureux individu, d’intelligence il est vrai au-dessous de la moyenne, à qui une mission fut confiée pour passer vingt-quatre heures dans une ville où sévissait le choléra. Je l’ai vu gémissant, pleurant, se lamentant. L’hôpital, les corbillards, les cadavres violacés, l’agonie dans un lit de douleurs, toutes ces idées remplissaient son imagination au point qu’il ne pouvait s’en délivrer. Ce fut une obsession incessante qui l’empêcha d’aller là où