Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apparence inutile.. Nous frémissons encore des dévoûmens et des sacrifices de nos ancêtres, des courages dépensés même en vain, comme nous sentons, au printemps, passer sur nos cœurs le souffle des printemps antédiluviens et les amours de l’âge tertiaire.

Puisque l’essor des générations présentes a été rendu possible par une série de chutes et d’avortemens passés, ce passé même, ce passé ébauché et embryonnaire, devient la garantie de notre avenir. Il est, dans le domaine moral comme dans le domaine physiologique, des fécondations encore mal expliquées. Parfois, longtemps après la mort de celui qui l’a aimée le premier, une femme met au monde un enfant qui ressemble à celui-là : c’est ainsi que l’humanité pourra enfanter l’avenir sur un type entrevu et chéri dans le passé, même quand le passé semblait enseveli pour toujours, si dans ce type il y avait quelque obscur élément de vérité et, par conséquent, de force impérissable. Ce qui a vraiment vécu une fois revivra donc; ce qui semble mourir ne fait que se préparer à renaître. La loi scientifique de l’atavisme devient ainsi un gage de « résurrection. » Concevoir et vouloir le mieux, tenter la belle entreprise de l’idéal, c’est y convier, c’est y entraîner toutes les générations qui viendront après nous. Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sont comme des ondes qui, ayant pu venir jusqu’à nous, iront plus loin que nous et peut-être, en se réunissant, en s’amplifiant, ébranleront le monde. Je suis bien sûr que ce que j’ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mes rêves, peut-être, ne sera perdu : d’autres les reprendront, les rêveront après moi, jusqu’à ce qu’ils s’achèvent un jour. C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut.

En définitive, vie et mort sont, pour la philosophie de l’évolution, des idées relatives et corrélatives ; la vie en un sens est une mort, et la mort est le triomphe de la vie même sur une de ses formes particulières. On ne pouvait voir et saisir le Protée de la fable sous une forme arrêtée que pendant le sommeil, image de la mort : ainsi en est-il de la nature ; toute forme n’est pour elle qu’un sommeil, une mort passagère, un arrêt dans l’écoulement éternel et l’insaisissable fluidité de la vie. Le devenir est essentiellement informe, la vie est informe. Toute forme, tout individu, toute espèce ne marque donc qu’un engourdissement transitoire de la vie : nous ne comprenons et nous ne saisissons la nature que sous l’image de la mort. Et ce que nous appelons la mort, — la mienne ou la vôtre, — est encore un mouvement latent de la vie universelle, semblable à ces vibrations qui agitent le germe pendant des mois d’apparente inertie