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aux personnages de Racine n’est sans doute pas moindre, mais il est autre. Qui donc a dit que ce qu’il admirait le plus dans les chefs-d’œuvre de la scène française du XVIIe siècle, c’était encore qu’il se fût trouvé un public de théâtre pour les goûter et pour y applaudir? Les personnages de Racine sont plus près de nous que ceux de Corneille, mais ceux de Voltaire sont encore plus près, moins énergiquement caractérisés, d’un trait moins net et moins profond, moins vrais surtout, mais toutefois plus semblables à nous, plus voisins de notre faiblesse, et, comme tels, plus touchans. On l’a déjà fait remarquer plusieurs fois : avec le Télémaque de Fénelon, avec les sermons de Massillon, avec les comédies de Marivaux, avec les romans de Prévost, vers le commencement du XVIIIe siècle, une veine de sensibilité toute nouvelle s’insinue dans l’esprit français. « Il faut de la tendresse et du sentiment. » Une sympathie nous gagne, une pitié nous prend des maux d’autrui, laquelle certes n’était pas étrangère aux grands écrivains de l’âge précédent, mais dont leur bon sens impitoyable (c’est le cas de le dire) et leur morale un peu janséniste croyait devoir surveiller l’expression. Au XVIIe siècle, il n’est pas seulement de mauvais goût, il passe pour dangereux de se laisser aller à toute sa sensibilité. Les contemporains de Voltaire se font, au contraire, un honneur de s’y abandonner, et plus qu’un honneur, un plaisir ou une volupté même. Et c’est en essayant de donner une satisfaction littéraire à ce goût de son temps que Voltaire, qui est de son temps, mérite la louange d’avoir vraiment ajouté ou essayé d’ajouter quelque chose à l’art de Racine et de Corneille.

Je pourrais m’étendre longuement sur ce thème. Un caractère essentiel de la tragédie de Corneille et de Racine, c’est, à mon sens, le peu de prix ou d’importance que leurs héros, le public du XVIIe siècle, et le poète lui-même y semblent attacher à la vie des autres. On y tue avec une facilité prodigieuse ; la légende ou l’histoire y justifient les pires horreurs ; et le bon vieux Corneille n’est pas plus ému de l’épouvantable catastrophe de sa Rodogune que le tendre, l’élégant, le délicat Racine de celle de son Athalie. Au contraire, l’âme cachée de la tragédie de Voltaire, le principe diffus de sa sensibilité, la source de son pathétique, c’est l’importance qu’il donne, c’est le prix qu’il met à l’existence humaine, si considérable à ses yeux que la passion en peut bien excuser quelquefois, mais que rien au monde, ni jamais, n’en saurait justifier la suppression violente : Voltaire a l’horreur du sang. Il ne lui paraît donc nullement ridicule, mais naturel, mais humain, mais utile, que l’on pleure


.... de ce pauvre Holopherne
Si méchamment mis à mort par Judith ;