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et économiques facilitent le déplacement des hommes et le mélange des populations ; quand on a fait son éducation ou cherché fortune hors de chez soi et qu’on y revient après plusieurs années, on y est comme un étranger ; on n’a plus les traditions locales. Les belles manières qu’on y rapporte, les romances nouvelles et les airs d’opéra qu’on y chante font que les gens restés sur place méprisent leurs vieilles traditions et ont quelque honte à chanter les airs de leurs aïeux. Voilà comment se perdent ces reliques du passé ; beaucoup d’entre elles, qui existaient encore il y a cinquante ans, ont déjà disparu pour toujours. C’est ainsi qu’on voit dans des villes comme Rouen ou Caen les anciennes et élégantes maisons de bois sculpté remplacées par la monotonie prétentieuse de nos grands hôtels de pierre.

Les airs populaires, dans le monde entier, ne sont pas seulement des chansons ; beaucoup d’entre eux sont des airs de danse. Plusieurs ne sont même pas chantés; ils sont exécutés par un instrument : violon, mandoline, flûte, souvent avec tambour de basque ou petit tambour à percussion, selon les pays. Ce fait n’a rien de puéril ; car, si l’on veut y réfléchir, on comprendra qu’il répond à l’un des besoins les plus généraux de l’humanité : l’union de la musique, de la poésie et de la danse. Les airs de danse exécutés par un musicien ne valent pas les chants dansés, parce que le danseur qui chante ses paroles et son air est, au point de vue de l’art, un homme plus complet que le danseur muet aidé par un instrumentiste. Comme son chant est adapté à ses paroles, ses mouvemens s’harmonisent avec son chant ; le tout forme un ensemble qui est souvent d’une grande beauté.

L’art savant a-t-il profité de ces élémens, pour ainsi dire naturels, que les chansons, les airs et les danses populaires lui fournissent? Cela ne fait aucun doute. L’art antique a puisé à ces sources nationales, on peut dire qu’il en est sorti tout entier. Chez les Grecs, il a maintenu avec persévérance l’union intime de ses trois élémens populaires : la poésie, la musique et la chorégraphie. Que faisait-on dans l’école de Sapho à Antissa de Lesbos? On faisait des vers, on les mettait en musique et on les dansait. D’où est sortie la tragédie? Du chœur dithyrambique parlé, chanté et dansé en l’honneur de Bacchus; et, jusqu’à la fin, le chœur, dans l’hémicycle de l’orchestre, a chanté ses strophes et ses antistrophes, s’avançant d’un pas cadencé autour de l’autel de Bacchus. La comédie est née dans les vendanges : ce sont les folies et les quolibets des vendangeurs mis en action ; le retour des vendanges était une sorte de procession bachique où l’on chantait et dansait à perdre haleine. Combien de vases, de bas-reliefs et de statues nous ont transmis les pas et les poses de ces danseurs effrénés ! Homère