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... C’est que don Juan, depuis Molière, s’est transfiguré dans l’imagination des hommes. Mozart, le tendre et pur Mozart, l’a fait chanter ; Hoffmann a entendu ce chant à travers les vapeurs d’un rêve; Musset nous a conté ce rêve et s’est plu à l’achever. Et voici que le séducteur d’Elvire, le galant de Charlotte et de Mathurine, est devenu le poursuivant de l’idéal, un chevalier errant à la recherche de cet inaccessible objet, une âme éprise du parfait amour et qui ne s’adresse qu’à lui en interrogeant des formes diverses : don Juan, c’est monsieur Psyché. Mais combien Psyché fut plus heureuse ! Don Juan convoite un bien suprême, il croit le reconnaître, il y court; il ne trouve qu’un simulacre indigne de lui; aussitôt il s’en éloigne et recommence l’épreuve, persuadé qu’à la fin de ce pèlerinage il atteindra sa récompense: — et voilà, conclut M. Vacquerie, comment on fait « du débiteur insouciant de M. Dimanche l’âpre créancier de Dieu. »

Byron, en répétant le nom du héros, lui a communiqué son troublant prestige ; aux frontières opposées de l’Europe, chez Pouchkine, l’écho a retenti : don Juan !.. « Lui toujours! lui partout!.. » Mérimée, en Espagne, a ressuscité un autre don Juan, cousin du premier, et qui lui ressemble; Alexandre Dumas l’a aussitôt agité sur les planches. Don José Zorrilla, sur ces entrefaites, a repris à sa façon le véritable don Juan, celui de Tirso de Molina et de Molière, et sa pièce est encore jouée sur les principales scènes de son pays. Don Juan nous cerne, il mène autour de nous une ronde magique et nous enchante : les adolescens, sur les bancs du collège, le voient passer dans leur demi-sommeil et le considèrent avec autant de complaisance, sinon de sang-froid et de sagacité, que Stendhal ; les femmes lui sourient avec un effroi délicieux.

Mais don Juan, selon nos penseurs, c’est aussi le Prométhée moderne; et, comme tel, c’est Molière lui-même. C’est Molière qui se dresse tout seul, au milieu du XVIIe siècle catholique, pour annoncer le contre-évangile, la mise en liberté de l’intelligence humaine; c’est Molière, précurseur de l’Encyclopédie, revenant par un détour à l’attaque des dévots qui tiennent bloqué le Tartufe; c’est Molière qui brise les superstitions et met à leur place cette vérité que « deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit; » c’est Molière, enfin, qui donne un louis d’or au Pauvre, non plus pour l’amour de Dieu, mais « pour l’amour de l’humanité. » Vous avez entendu : « l’amour de l’humanité ! » Tout ce que le XVIIIe siècle a de meilleur, tout ce qu’il a de plus neuf est là dedans : tout cela vient se joindre à ce que l’âme du XIXe en sa jeunesse, a de plus intéressant, à cette noble inquiétude qui fait de la débauche même une œuvre vénérable et presque sainte. Voilà bien des choses.

Assurément, c’est de quoi douter qu’un acteur, si grand qu’il soit,