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au contraire, s’échapper de ces grossières enveloppes, les comédiens, et, tandis qu’ils remueraient et bourdonneraient vainement sur les planches, s’évaporer et s’évanouir?

M. Calmettes n’est pas encore un Dressant, ni un Geffroy; ni, sans doute, un Fleury, ni un Mole, ni un Lagrange ; ni surtout ce comédien merveilleux, ne pour traîner tous les cœurs après soi, revenu de toutes les expériences et de toutes les doctrines, dont nous tracions tout à l’heure la chimérique silhouette. Il ne se doute pas de son importance; il ne sait pas qu’il est le martyr de l’idéal, ni qu’il a charge, au nom de Molière, d’exterminer Dieu. C’est un jeune homme, un peu embarrassé de se tenir en scène, qui se contente de réciter son rôle d’une voix agréable et d’un ton juste. Il a bien assez à faire de garder cette justesse et de reculer sans broncher entre Mathurine et Charlotte : il ne s’avise pas que, de-ci et de-là, c’est l’idéal qu’il tient par la taille. Même, — pardonnez, ô philanthropes ! — il a laissé tomber cette fameuse fin de phrase : « pour l’amour de l’humanité, » avec la négligence d’un homme qui ne s’est pas demandé quel en est au juste le sens. Don Juan veut-il dire, comme la plupart l’espèrent : « pour la tendresse que je porte à la grande famille humaine, » et faut-il lancer cette déclaration avec l’enthousiasme, voire avec l’emphase d’un Diderot ? Faut-il l’articuler au moins avec la volonté bien marquée de poser la charité laïque en face de la chrétienne, et de faire la leçon aux saint Vincent de Paul? Ou bien, don Juan, par un jeu de langage, un mot attirant l’autre, jette-t-il cette phrase comme une variante de celle-ci, banale dans la bouche d’un mendiant: « Pour l’amour de Dieu ! » et n’attache-t-il pas à la variante plus de prix qu’un mendiant à sa formule? Ou doit-on se rappeler que « pour l’amour de, » au XVIIe siècle, est souvent synonyme de « à cause de, » et doit-on entendre simplement : «Je te le donne par humanité? » Ou préfère-t-on admettre, avec des critiques plus ingénieux encore, que don Juan est ici « tartufe de philosophie » comme plus loin « tartufe de religion? » M. Calmettes, apparemment, ne s’est pas mis en peine de ces hypothèses ni de quelques autres, produites encore par d’habiles gens. Il s’acquitte de sa tâche en bon novice; il va de son mieux jusqu’au bout du chemin, sans s’inquiéter s’il avance parmi des charbons ardens. — Son camarade, M. Matrat, qui fait Sganarelle, le débonnaire écuyer de ce chevalier de la Galante Figure, n’a pas plus de prétentions. Il ne s’est pas pénétré de l’idée qu’il fait sa partie, une partie considérable, dans une espèce d’oratorio satanique; qu’il a mission de plaider pour la morale et pour la religion dans ce débat solennel, et de leur faire perdre leur cause. Il est jovial, ce jeune homme, et l’exercice de son métier l’amuse : lorsqu’il démontre à don Juan que l’esprit gouverne le corps, il vire à droite et à gauche, il descend vers