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c’est la galanterie d’un dilettante qui a étudié chez les précieuses. La nature l’avait disposé heureusement pour le plaisir, mais il a réduit sa passion en art. Écoutez-le plus tôt : « Je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, avoue-t-il; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. » Mais dans la façon de donner dix mille fois le même, voilà où il excelle et où il se complaît: «On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait,.. à vaincre les scrupules dont elle se fait honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir... » Ce n’est pas un délicat de ce genre qui trouverait son compte à posséder ses victimes par stratagème et par force, dans l’obscurité, sous le nom d’un autre, comme l’aventurier espagnol. Aussi bien de tels exploits n’ont-ils rien de spirituel ni de gai : or notre don Juan est l’un et l’autre; qu’il s’adresse à Charlotte ou même à Elvire, c’est toujours, comme on dit à l’époque, « le caractère enjoué. » Il séduit les femmes, il les abandonne avec la même humeur : — en se moquant d’elles.

Et de qui et de quoi ne se moque-t-il pas ? La scélératesse légère et souriante de ses mœurs est soutenue par l’insolence légère et souriante de sa raison. Ce n’est point ici, comme chez Tirso, un chrétien qui s’étourdit pour désobéir à son Dieu, ajourne ses remords et compte faire pénitence en temps utile ; ce n’est point un pécheur qui pourra crier à l’exécuteur de la suprême justice : « Laisse-moi appeler un prêtre qui me confesse et m’absolve ! » Il ne triche pas avec Dieu ; il ne le brave pas même, car on ne saurait braver qui n’existe pas; il se moque seulement de cette idée, que le vulgaire s’est faite, d’un créateur et d’un maître; il se moque du vulgaire, et se sait bon gré d’être au-dessus de lui. Incrédule comme débauché, il l’est avec moquerie; par moquerie, dirais-je volontiers, plutôt que par doctrine. « Deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit: » Molière a pu lui prêter cette déclaration, recueillie sur les lèvres d’un grand seigneur mourant; mais voilà toute sa philosophie. S’il n’est pas un chrétien révolté, il n’est pas non plus un athée par déduction ; cela sentirait son pédant. Ce n’est pas lui qui disserte ; il invite seulement Sganarelle à disserter, et ce n’est pas pour rien opposer à ses argumens, mais pour s’en moquer. Et vers la fin, lorsqu’il ajoute à ses vices « le vice à la mode, » celui qui les comprend et les couvre tous, il fait l’hypocrite plutôt qu’il ne se fait hypocrite, et moins pour tirer bénéfice que pour se moquer de l’hypocrisie. Toujours se moquer et se moquer encore, voilà son passe-temps : n’est-ce pas une amusante façon de se sentir supérieur? c’est donc l’exercice naturel et le jeu favori d’un gentilhomme de France, c’est-à-dire d’un animal vaniteux avec gaîté.