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Un animal : aux yeux du naturaliste, don Juan a droit à ce titre, vivant comme il est et distinct de l’auteur qui nous le présente. Féliciter Molière sur l’athéisme de don Juan, selon la mode des esprits forts en quête, d’un ancêtre, est aussi impertinent que de les lui reprocher, à l’exemple de ses ennemis les dévots. Si Molière, sut ces graves sujets, était d’accord avec un des personnages de sa pièce, m’est avis que ce serait plutôt avec Sganarelle. Celui-ci, à vrai dire, n’est pas chrétien, ni même proprement religieux; il est cause-finalier de la manière dont les hommes sont naturellement portés à l’être, lorsqu’ils sont gens de bon sens, d’opinions moyennes, et qu’ils ne se piquent pas plus de beaucoup de philosophie que de beaucoup de religion; il l’est, d’ailleurs, à la manière de Gassendi, dont il traduit un passage, sans qu’il y paraisse, dans cette dissertation qui se termine par une culbute. Mais loin de moi l’idée de proposer Sganarelle plutôt que don Juan, pour l’interprète de Molière! Sganarelle, lui aussi, a son existence propre : il vit, à côté de don Juan, d’une vie aussi palpable, si je puis dire, que Sancho à côté de don Quichotte. Et, d’ailleurs, comme don Quichotte et Sancho s’éclairent et se font valoir l’un l’autre et forment ensemble, à toute occasion, un risible contraste, ainsi don Juan et Sganarelle. Don Juan et Sganarelle sont vivans tous les deux : c’est pourquoi l’œuvre est dramatique ; don Juan plaisante et Sganarelle est plaisant, et plaisant surtout est l’accord de l’un et de l’autre : et c’est pourquoi cette œuvre dramatique est une comédie.

Est-il besoin, pour achever, de rappeler que cette pièce, menée d’un bout à l’autre par ces deux personnages, mais composée avec moins de rigueur qu’un Tartufe ou qu’un Misanthrope, a de certains repos ; qu’elle admet de véritables intermèdes; et que ceux-ci, qui ne sont pas les moindres beautés de l’ouvrage, sont purement français et purement comiques? Oui, c’est un intermède, quoique lié à l’action, que ce deuxième acte ; il est français, quoique une parcelle de sa matière se trouve déjà dans le drame espagnol; c’est une petite comédie dans la grande, et dont le comique, sous l’apparence d’une idylle burlesque, va loin. Souvenez-vous seulement de cette scène à trois personnages, don Juan, Charlotte et Pierrot, et de ce dialogue si vraisemblable et si cruel en sa naïveté bouffonne : « Oh ! Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses. Ce monsieur veut m’épouser et tu ne dois pas te mettre en colère. — Quement ! Jarni ! tu m’es promise. — Ça n’y fait rien, Piarrot. Si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne madame? — Jerniqué ! non. J’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre. — Va, va ! Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis madame, je te ferai gagner quelque chose et tu apporteras du beurre et des fromages cheux nous. » Et que dire de la scène de M. Dimanche ? Celle-ci, ni Tirso, ni personne, jusqu’à Molière, n’en a eu l’idée.