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pour cela un moyen assez original. En vertu d’un privilège qu’elle tient des sultans, elle désigne chaque année un thaleb[1], qui prend lui aussi le titre de sultan. Il se compose immédiatement une cour sur le modèle de la cour véritable, avec les mêmes hauts personnages soigneusement copiés, soit dans le costume, soit dans les manières. La nomination de ce sultan se fait, en principe, à l’élection, mais en réalité à l’encan ; la charge est achetée par un étudiant plus riche que les autres, qui désire se donner quelques jours à lui-même l’illusion de la puissance et réaliser le rêve bien connu de : Si j’étais roi! Au reste, il ne se réveille pas de ce rêve, thaleb comme devant; lorsqu’on a été sultan des tolba, on est exempté de tout impôt pour le reste de ses jours. Il vaut donc la peine d’acheter par un sacrifice cette précieuse faveur. Pourtant, le trône éphémère des tolba n’est jamais payé bien cher. Il avait coûté, cette année, 50 douros seulement. Mais ce n’est là qu’une partie des ressources que leur fête annuelle procure aux étudians pauvres. Quand le sultan est élu et entouré d’une cour, il a tous les signes extérieurs, tous les attributs de l’autorité souveraine; il marche seul à cheval, précédé de lanciers et de chasseurs de mouches, suivi d’un porte-parasol et d’une nombreuse escorte de méchouari. Il se promène ainsi, majestueusement entouré d’un peuple immense qui se précipite de toutes parts sur son passage. Il parcourt tous les quartiers au milieu des cris, du son des instrumens, au bruit étourdissant de la poudre, pendant que sa suite fait la quête en faveur de la corporation. Il va camper alors à l’extérieur de la ville, sous une tente pareille à celle de Moula-Hassan. Là, durant plusieurs jours et plusieurs nuits, ont lieu les scènes les plus extravagantes, auxquelles tous les habitans de Fès s’empressent d’assister. Un camp de curieux entoure bientôt le camp des tolba, en sorte qu’on croirait qu’une armée véritable est arrêtée aux portes de la ville. Pour terminer les fêt.es, il est de règle que le vrai sultan se rende en pompe et cérémonie auprès du sultan des tolba : celui-ci le reçoit à cheval, avec un air d’arrogance, et lui demande comment il ose se présenter, lui simple souverain du Maroc, auprès du plus grand prince de la terre, d’un prince qui a à sa disposition des armées de plusieurs millions de punaises, d’autant de poux, de puces et autres animaux malfaisans qu’il pourrait lâcher sur ses états. — « Mais je suis indulgent, ajoute-t-il, et si tu reconnais mon empire, je consens à t’épargner le fléau d’une aussi épouvantable invasion. » — Le vrai sultan fait un signe d’acquiescement. Alors le sultan des tolba, feignant d’être satisfait de cette soumission, dit à son confrère : — « Puisque tu t’inclines devant ma puissance, je

  1. Thaleb est le singulier, tolba le pluriel.