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entière. Le dirai-je ? Napoléon me parut petit… » Napoléon ne se permettait probablement pas les propos outrageans qu’on lui a prêtés ; M. de Metternich n’était pas aussi majestueux qu’il l’a cru ; il ne voyait pas Napoléon aussi petit qu’il l’assure. La vérité suffit pour que cette entrevue fameuse reste une saisissante scène d’histoire, ou, si l’on veut, de tragédie historique. Elle durait plus de huit heures, de midi jusqu’au soir, huit heures pendant lesquelles la conversation courait à travers tous les sujets, épuisant tous les thèmes, passant par tous les tons de la familiarité et de la véhémence. On croit saisir dans ce dialogue mêlé d’éclairs l’effort désespéré du plus grand des hommes se raidissant contre les menaces de la fortune ennemie et l’élégance implacable du diplomate servi par les circonstances, mettant sa vanité à prendre sa revanche sur le génie. M. de Metternich pouvait déjà distinguer combien tout était changé lorsqu’à son apparition dans les salons de service du palais Marcolini il se voyait entouré de généraux, Berthier en tête, lui disant avec une sorte d’anxiété : « Nous apportez-vous la paix ? Soyez raisonnable ; l’Europe a besoin de la paix autant que la France ! » Napoléon le recevait aussitôt dans son cabinet, debout, l’épée au côté, le visage grave, et, prenant à peine le temps de demander des nouvelles de l’empereur François, il lui disait à peu près :

« Vous voilà donc, Metternich ! — il avait encore avec lui ce ton familier qu’il avait eu si souvent aux Tuileries et à Dresde même une année auparavant. — Vous venez bien tard ! .. Si vous ne teniez plus à mon alliance, si elle vous pesait, pourquoi ne pas me le dire ? Je n’aurais pas insisté pour vous contraindre. Peut-être aurais-je modifié mes plans… En me laissant m’épuiser par de nouveaux efforts, vous comptiez sans doute sur des événemens moins rapides. Ces efforts, la victoire les a couronnés, je gagne deux batailles ! Soudain vous vous glissez au milieu de nous ; vous me parlez de médiation ; vous parlez à mes ennemis d’alliance, et tout s’embrouille… Convenez-en, depuis que l’Autriche a pris le titre de médiatrice, elle n’est plus impartiale, elle est ennemie… Vous voulez donc la guerre ? C’est bien, vous l’aurez. J’ai anéanti l’armée prussienne à Lutzen, j’ai battu les Russes à Bautzen, vous voulez avoir votre tour. Je vous donne rendez-vous à Vienne ! .. » Puis, s’animant par degrés : « Qu’est-ce donc qu’on veut de moi ? Que je me déshonore ? Jamais ! .. Je saurai mourir. Je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales ; moi, je ne le puis pas parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j’aurai cessé d’être fort… » A cela M. de Metternich, sans se laisser déconcerter, répondait :