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faible mérite. Depuis des années, ma marche politique a été la même. Ce n’est pas pour rien que j’ai voulu, avant d’entreprendre la grande œuvre, bien connaître mon adversaire et nos forces. Je connais le premier mieux que personne en Europe et j’ai porté les dernières à un point auquel personne ne les croyait plus susceptibles d’arriver après tant d’années de défaites et de malheurs. Il ne restait plus que le moment à trouver où il serait possible d’entreprendre la chose sans risques excessifs. J’ai préparé cette époque et je l’ai atteinte par le coup le plus hardi possible, par une prolongation de l’armistice de vingt jours que j’ai pris sur moi de stipuler au nom des puissances sans leur en dire un mot, car de leur su la chose devenait impossible. Les résultats ont prouvé que mes calculs étaient justes… » Et à sa fille il écrivait peu de jours après, d’un ton plus glorieux encore : « Tout prouve que l’heure a sonné et que ma mission de mettre fin à tant de maux est arrêtée par les décrets du ciel. Napoléon pense à moi, j’en suis sûr, à toute heure ; je dois lui apparaître comme une espèce de conscience personnifiée. Je lui ai tout dit et prédit à Dresde, il n’a voulu croire à rien. » À travers ses actions et ses confidences, le personnage se dévoile tel qu’il a été, patriote autrichien, je le veux, en même temps profond roué, alliant l’art de saisir les circonstances à une passion contenue, souple et vain, sachant faire avec aisance sa cour au conquérant dans ses prospérités, prompt à se jeter sur lui au moment des revers, — et alors se proclamant sans façon l’homme prévu par les « décrets du ciel ! »


II

La volte-face avait été préparée avec une savante duplicité, elle avait été accomplie au moment décisif avec autant de dextérité que de hardiesse. Ce qui compliquait maintenant la situation de M. de Metternich, c’est qu’en changeant de camp il n’entendait ni se livrer ni subir la loi de ses nouveaux alliés ; il prétendait porter dans la coalition ses idées, ses conseils, sa direction, avec le poids des deux cent mille hommes qu’il jetait dans la balance et l’orgueil du service qu’il avait rendu à la cause commune. Dernier venu parmi les combattans, il se promettait, sans l’avouer, de rester le régulateur de ce qui s’appelait désormais la « quadruple alliance, » démarquer, pour ainsi dire, le pas dans la marche des opérations et des négociations. C’était pour lui une autre face du problème. Il avait obtenu dès le premier jour, il est vrai, une sorte de consécration de la prééminence autrichienne par la désignation du prince Schwartzenberg comme généralissime de la masse principale des armées alliées. Ce n’est pas sans peine qu’il avait arraché cette