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l’unique mobile. Il se sentait importuné des succès de M. de Metternich ; il poursuivait contre lui, dans les salons de Vienne, la plus bizarre propagande de sarcasmes et de mauvais propos. M. de Metternich, sûr d’être soutenu par l’empereur François, gardait une impassibilité qui exaspérait encore plus Alexandre. Dès qu’on arrivait aux affaires, à la Saxe et à la Pologne, le choc ne pouvait manquer d’éclater ; il éclatait dans une scène des plus étranges, dont le secret se répandait aussitôt dans Vienne. M. de Talleyrand raconte qu’un matin d’octobre, avant de partir pour la Hongrie, l’empereur Alexandre avait eu avec M. de Metternich un entretien « dans lequel, dit-il, il passe pour constant qu’il traita ce ministre avec une hauteur et une violence de langage qui auraient pu paraître extraordinaires même à l’égard d’un de ses serviteurs. M. de Metternich lui ayant dit, au sujet de la Pologne, que, s’il était question d’en faire une, eux aussi le pouvaient, il avait non-seulement qualifié cette observation d’inconvenante et d’indécente, mais encore il s’était emporté jusqu’à dire que M. de Metternich était le seul en Autriche qui pût prendre ainsi un ton de révolte. On ajoute que les choses avaient été poussées si loin, que M. de Metternich lui avait déclaré qu’il allait prier son maître de nommer un autre ministre que lui pour le congrès. M. de Metternich sortit de cet entretien dans un état où les personnes de son intimité disent qu’elles ne l’avaient jamais vu. Lui qui, peu de jours auparavant, avait dit qu’il se retranchait derrière le temps et se faisait une arme de la patience, pourrait fort bien la perdre… » On en était là entre alliés !

Et cependant M. de Talleyrand ne dit pas tout. L’étrange scène du 24 octobre avait, à ce qu’il paraît, une suite plus bizarre encore. M. de Metternich avait, peu après, une conversation avec le chancelier prussien, le prince Hardenberg, et, avec un peu de perfidie sans doute, il ne lui cachait pas que l’empereur de Russie semblait plus préoccupé de la Pologne que de la Saxe. Le prince Hardenberg, ému, se hâtait de faire appel à la loyauté du tsar, et celui-ci, s’en allant tout droit chez l’empereur François, lui déclarait qu’offensé personnellement par M. de Metternich, il était résolu à le provoquer en duel. L’empereur François s’efforçait de calmer son ami couronné de Russie et lui disait que, s’il persistait dans son idée, M. de Metternich ne refuserait certainement pas de répondre à sa provocation, mais, qu’avant tout, il fallait au moins s’expliquer. L’explication fut, en effet, demandée par l’intermédiaire d’un aide-de-camp, le comte Ozarowski. M. de Metternich s’excusait à demi par la surdité du chancelier prussien, qui avait dû mal comprendre. Tout en restait là. Vienne n’avait pas le rare spectacle d’un tsar allant en champ clos avec un chancelier d’Autriche ; mais Alexandre s’abstenait d’aller à une fête que M. de Metternich donnait le même