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persistante du peuple. Alors nous aurions le droit de dire qu’Eschyle finit en homme de parti par un exil volontaire ; tandis que Sophocle resta toujours le citoyen qui sert la patrie sans regarder à ceux qui la gouvernent. Il mourut en 406, la même année qu’Euripide. On dit que, sur ses derniers jours, Sophron, son fils, voulut le faire interdire comme n’ayant plus la liberté de son esprit. Pour sa défense, il récita aux juges une description de l’Attique qu’il venait d’écrire à quatre-vingt-neuf ans. Les voyageurs la trouvent encore exacte, mais nulle traduction n’en peut rendre la grâce harmonieuse ; en voici quelques vers : « Étranger, tu es arrivé dans la plus belle région de la terre, au pays des chevaux rapides, où le rossignol chante mélodieusement, sous le feuillage sacré, à l’abri des feux du soleil et des froids de l’hiver. Là, Bacchus se promène avec les nymphes, ses divines nourrices ; là, fleurissent toujours sous une rosée céleste le narcisse, couronne des grandes déesses, et le safran doré. Le Céphise répand ses eaux limpides et fraîches dans la plaine, séjour des Muses et d’Aphrodite aux rênes d’or. L’Asie et l’île de Pélops n’ont pas l’olivier sacré que gardent Jupiter et les yeux d’azur de Minerve, ni ses nefs qui, poussées par nos bras, bondissent sur les flots, rivales des Néréides. »

Simmias de Thèbes composa pour le poète cette épitaphe : « Sur le tombeau de Sophocle rampe paisiblement, ô lierre ! couvre-le, en silence, de tes rameaux verdoyans. Que la rose vienne y éclore ; la vigne, y attacher ses pampres pour honorer le poète aux pensées sages et mélodieuses que les Muses et les Grâces avaient formé. »

D’après les œuvres qui nous restent, il semblerait qu’Eschyle et Sophocle se soient partagé les plus lugubres légendes de la Grèce : l’un chante les drames d’Argos et de la famille des Atrides ; l’autre, les tragédies de Thèbes et de la maison des Labdacides. Mais il y a entre eux plusieurs différences. Sophocle était encore très religieux, puisque son biographe, un ancien qui ne nous a point dit son nom, l’appelle « l’ami des dieux, » grec, et croit, qu’il recevait des révélations d’en-haut. Cependant il accorde, dans son théâtre, moins de place au divin et davantage à l’humanité, de sorte que la distance qui séparait les spectateurs des personnages du drame a diminué. Il introduit sur la scène un troisième acteur, qui donne plus de liberté au poète, plus de vie à l’action et, tout en portant le nombre des choristes de douze à quinze, il réduit l’importance du chœur et le caractère lyrique que ses prédécesseurs lui avaient donné, afin de concentrer l’intérêt sur le développement des caractères. Enfin, Eschyle fait un seul poème des trois pièces de la trilogie, ce qui est une gêne, mais aussi une force, tandis que Sophocle les sépare. Dans son œuvre, rien né rappelle l’Orestie, où