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complications qui font découvrir les crimes involontaires d’Œdipe. Il s’arrache les yeux, se couvre de haillons et, après avoir erré en mendiant, conduit par sa fille Antigone, il vient mourir près d’Athènes au bois des Euménides. Ses deux fils, qui se disputent son trône, se tuent mutuellement en combat singulier. Leur oncle Créon, devenu roi, décrète que Polynice, traître à sa patrie, n’aura point de funérailles. Antigone brave cette défense impie et est enterrée vivante. Le tissu est simple, mais que de magnifiques broderies et de scènes terribles le poète a tracées !

Sophocle croit à la nécessité de l’expiation par la souffrance : c’est le fond même de la morale ; à la purification, par la douleur, comme le feu affine le métal en éliminant les scories ; et il éclaire d’une pure lumière la sombre majesté des antiques légendes. À côté d’Œdipe, que la fatalité a poursuivi dès sa naissance, il place sa fille, qui soutient pieusement ses pas et le conduit à la délivrance. En face de Créon qui viole la loi sacrée des funérailles, il montre Antigone protestant, au nom de la conscience, contre toutes les tyrannies, qu’elles viennent de la terre ou du ciel. Et, du meurtrier de son père, de l’époux de sa mère, du roi déchu, du vieillard aveugle que tout le monde repousse, du grand coupable selon les hommes, mais de la victime innocente suivant l’éternelle justice, il fait un mort glorieux et le génie protecteur de la cité de Minerve.

L’Œdipe-Roi est le chef-d’œuvre de Sophocle. Dans cette tragédie, tout, à peu près, serait à citer. J’y relèverai seulement, pour le progrès des idées, le caractère moral que le poète donne au Destin et que l’ancienne croyance ne lui reconnaissait pas ; le tableau de l’activité humaine, non plus dans les œuvres de la guerre, mais dans celles de la paix, ce qui substitue les héros de la pensée aux héros des combats homériques ; enfin cette heureuse proclamation des droits de la conscience qui a traversé les siècles, invoquée par toutes les victimes des lois iniques.

Pour Sophocle, quand le Destin frappe un innocent, c’est que cet homme a eu parmi ses ancêtres un coupable. Le châtiment suppose la faute ; mais la justice du dieu est lente à venir pour l’individu, comme celle de l’histoire arrive tardivement pour les peuples ; la loi de l’expiation héréditaire explique cette injustice par la solidarité des générations. « Ô le plus imprudent des hommes ! répond Œdipe à Créon. Sur qui penses-tu que retombent les outrages ? Est-ce sur moi, vieillard, ou sur toi-même, qui me reproches des meurtres, des incestes, des malheurs involontaires, envoyés par les dieux, irrités sans doute depuis longtemps contre notre race pour quelque faute ancienne ? Contre moi tu ne saurais trouver un juste sujet de reproche, ni pour l’hymen avec ma mère, ni pour le meurtre de mon père. » Voilà donc la déité farouche de l’ancien