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temps justifiée de ses apparens caprices par une croyance qui reste encore, pour la science et pour l’histoire, une demi-vérité : l’héritier du sang est aussi l’héritier de la faute. Mais ce qui est nouveau dans ce monde toujours si dur, c’est que les droits de l’innocence sont à la fin reconnus ; Œdipe ayant expié les fautes de sa race, la foudre gronde. On entend une grande voix crier : « Œdipe, qu’attends-tu ? Tu tardes bien longtemps, viens. « Il disparaît au milieu des éclairs qui illuminent le bois des Euménides ; mais c’est une apothéose ; il est reçu parmi les bienheureux.

Cette transformation du vieux dogme de la Fatalité se complète par une glorification du génie humain. Tandis que Créon s’éloigne, le Chœur, resté seul en face des spectateurs, leur raconte les conquêtes faites par l’homme sur la nature ; par conséquent sur les dieux, malgré leur jalouse envie : « Le monde est plein de merveilles, et la plus grande de ces merveilles, c’est l’homme ; Il franchit la mer écumante et, poussé par les vents orageux, il s’ouvre un chemin au travers des vagues qui mugissent. Chaque année, il promène sur la terre le soc de la charrue et il contraint le cheval à en retourner les sillons. Il sait industrieusement construire des filets dont les replis enveloppent la race légère des oiseaux, les bêtes farouches et les humides habitans des mers. Par son adresse, il dompte l’hôte sauvage des forêts et il force à courber la tête sous le joug le coursier à la belle crinière et le taureau indompté des montagnes. Il s’est formé à la parole, à la pensée aussi rapide que le vent, aux lois propres à régler les états ; et il sait préserver sa demeure des atteintes importunes de la pluie et du froid. Fécond en ressources, il sait parer tous les coups qui le menacent ; même il a trouvé l’art d’échapper aux maladies. Il n’est qu’une chose qu’il ne pourra éviter, la mort. »

Nous sommes habitués à de pareils-discours et ne nous en étonnons plus. Mais quel effet de telles paroles devaient-elles produire sur des spectateurs dont l’imagination était pleine encore de la légende de Prométhée, qu’Eschyle leur avait contée en vers audacieux ? Enfin le Titan a vaincu ; le feu et les arts qu’il a donnés aux hommes ont fait d’eux les maîtres du monde, et les deux grands poètes d’Athènes s’accordent pour célébrer l’humanité affranchie ; non pas de la Némésis qui punit l’orgueil, mais de celle qui satisfaisait la jalousie envieuse des Olympiens.

Ces pensées sont grandes, et cependant il est des paroles d’Antigone qui vont plus haut et plus loin, parce que les persécutés de tous les temps les répéteront et, avec elles, finiront par tuer la persécution.

Aucun poète, parmi les anciens, n’a créé un type aussi pur que cette fille d’Œdipe, qui est un héros et qui reste une femme, qui