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Quelques années à peine le séparent de ses deux devanciers, et il semble que plus d’un siècle se soit écoulé entre eux et lui. « J’ai peint les hommes tels qu’ils devraient être, disait Sophocle ; Euripide les peint tels qu’ils sont. » Si l’on rapproche Euripide d’Eschyle, la différence est plus frappante encore. Tout le théâtre, dieux et hommes, est descendu d’un degré. Au lieu de dominer la scène, les êtres divins y servent de machines, soit pour le prologue, soit pour le dénoûment. La représentation étant une fête religieuse, le poète est obligé de montrer encore au peuple les vieilles idoles, mais lui-même n’y croit plus, et beaucoup le comprennent à demi-mot lorsqu’il dit « qu’il règne une aussi grande confusion dans les choses divines que dans les affaires humaines. » Dans la tragédie de Sophocle et d’Eschyle, le grand combat est contre le Destin et les oracles sont la voix du Dieu. Euripide met ses héros aux prises avec la passion et il ne se préoccupe point des arrêts d’en haut. Tout le passé religieux ou épique de la Grèce vient mourir dans ses drames. Les dieux qui étaient derrière les victimes d’Aphrodite ou d’Apollon disparaissent : Hélène n’est plus qu’une prostituée ; Ménélas, un sot ; Oreste, un vulgaire assassin. Le drame ne se passe donc plus entre le ciel et la terre ; il s’agite dans le cœur de l’homme, et nous l’y mettons encore. De cette lutte dont la conscience est le théâtre, Euripide tire de puissans effets ; mais, comme nous aussi, il aime trop à parler aux yeux et il y emploie des procédés vulgaires : il montre des vieillards décrépits qui se traînent péniblement sur la scène et la remplissent de leurs cris plaintifs, des hommes couverts de haillons, abattus par la maladie, le malheur et toutes les misères de l’existence ; si ce sont des rois, il les dégrade de leur dignité, et, par tous ces moyens, il excite la pitié ou la terreur. C’est pourquoi Aristote le déclare le plus tragique des poètes, mais il en est aussi le plus énervant, parce qu’il ne fut souvent que le peintre des faiblesses humaines, tandis que ses prédécesseurs avaient été ceux de l’héroïsme. Aristophane l’appelle « le corrupteur des cités et l’ennemi des dieux ; » double accusation que mériterait mieux l’auteur de Lyshtrate et des Oiseaux.

D’où vient cette différence ? De Marathon à Ægos-Potamos, il s’était accompli une évolution morale. Athènes n’avait plus, dans la dernière partie du siècle, les sentimens, les croyances qui l’avaient faite si simplement grande durant les guerres médiques. Deux mots lui suffisaient alors : les dieux, la patrie. Mais les dieux meurent comme les hommes, et l’idée de patrie, à force de s’étendre, peut se perdre. A l’Agora, au Céramique, ou dans les jardins du héros Academos, il était question de choses bien différentes de