Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/616

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celles qu’avaient entendues Miltiade et Cynégire. On y discutait d’art, de science et de philosophie : de l’art, qui transfigurait les vieilles déités ; de la science, qui les tuait en les expliquant : de la philosophie, qui bouleversait les doctrines reçues et apprenait à être citoyen du monde ; de la sophistique, enfin, qui, avec toutes les audaces de l’esprit, toutes les habiletés de la parole, enseignait à ranger les idées en un ordre savant pour permettre de persuader tout ce qu’on voulait faire croire. Dans l’âme d’Eschyle et de Sophocle résonnaient les échos de Salamine et les mille voix des légendes divines ; Euripide entend « des prières d’un genre nouveau ; » il voit arriver des dieux inconnus, ou plutôt le dieu qui va détrôner les anciens, et il raille ceux-ci de leurs amours impudiques ; il se moque de leurs miracles : du cygne de Léda, du soleil, qui se détourne de sa route pour ne pas voir le festin d’Atrée ; contes inventés, dit-il, pour faire peur aux gens et enrichir les temples, « qui ne sauraient enfermer dans leurs murs la substance divine. » Ce n’est plus Apollon qui ordonne à Oreste de tuer Clytemnestre : un démon malfaisant a pris sa figure ; ce ne sont plus les Erinnyes qui le poursuivent, mais ses remords. Hercule n’est pas bien assuré de sa descendance paternelle, et lorsque Thésée lui raconte la vie peu édifiante de Jupiter, le héros à l’esprit court, mais honnête, lui répond : « Si les dieux sont adultères, ils ne sont pas des dieux. » Enfin, un personnage d’une pièce perdue, s’écrie : « Zeus ! Qu’est-ce que Zeus ? Je ne le sais que par ouï-dire. » Comme se fanent et tombent les fleurs gracieuses que la légende avait semées le long de la route joyeuse où les Grecs avaient si longtemps marché !

Avant Euripide, tout était divin ou héroïque ; avec lui, tout s’humanise et l’horizon se rétrécit. Toutefois, si sa vue porte moins loin, elle est plus pénétrante. La sophistique lui a rendu de mauvais services. On retrouve son influence jusque dans les chefs-d’œuvre du poète, lorsqu’il déclame au lieu de toucher, et qu’il compromet par de froides sentences les plus pathétiques discours ; quand ses personnages plaident une thèse, alors que devrait éclater le cri de la passion, ou que, soutenant le pour et le contre en de subtiles argumentations, ils finissent par oser dire : « La langue a juré, mais non l’esprit. » Quintilien conseille la lecture d’Euripide aux futurs avocats. Cette recommandation ne serait pas pour lui concilier les poètes si ses drames n’avaient pas d’autres mérites que celui-là. Mais le raffinement de la pensée sert d’aiguillon à l’esprit, et l’analyse patiente des sentimens profite à la vérité de l’observation. Aussi les drames d’Euripide ont-ils été une mine précieuse pour ses successeurs. On y peut faire une riche moisson de