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sucreries. Il fallait un immense effort de politesse pour y toucher. Les plats les plus tentans ressemblaient à des mélanges de pommades et de beurre rance. Et cette ressemblance s’explique sans peine, puisque l’on met partout au Maroc les odeurs dont nous nous servons pour la pommade, et que le beurre y paraît d’autant meilleur qu’il y est plus ancien. On m’a affirmé qu’à Mogador on plaçait, dans la corbeille des nouvelles mariées, un vase de beurre de sept ans. C’est un don très prisé. Le beurre étant noir, il est d’une force à emporter la bouche : aussi en faut-il très peu pour chaque plat, et, pendant des années, le jeune ménage peut-il vivre sur ses présens de noce. Si le beurre n’a pas sept ans à Fès, son goût et sa saveur n’en sont pas moins insupportables. Tel ne paraissait pourtant point être l’avis du grand-vizir et de son entourage de hauts dignitaires, qui dînaient dans un coin à côté de nous sur une petite table aussi mal servie que la nôtre l’était pompeusement. Lorsqu’un plat, après avoir circulé au milieu de nous, arrivait un peu ébréché sur la table des hauts dignitaires, ceux-ci se jetaient dessus avec une voracité extraordinaire. Ils mangeaient à l’arabe, avec leurs doigts, et il y en avait qui montraient un talent chirurgical de premier ordre pour enfoncer leurs mains et une partie de leurs bras dans une oie rôtie ou dans un mouton grillé, de manière à en retirer victorieusement les bons morceaux. J’avais assisté à bien des spectacles de ce genre en Orient ; mais en Orient, Dieu merci ! on ne connaît pas le couscoussou ; or, la manière de manger le couscoussou est plus révoltante que tout le reste. On en remplit le creux de sa main et on avale de son mieux le contenu ; toutefois il en reste toujours une certaine quantité, qu’on a grand soin de reverser dans le plat pour n’en point priver ses voisins. Même si le dîner du vizir n’eût pas été exécrable, cette petite scène nous en eût dégoûtés. Un orchestre de musiciens hurlant de la voix et raclant à tour de bras ses instrumens, faisait un vacarme à ne pas nous permettre de nous entendre. Le vizir paraissait ravi de cette cacophonie; il prenait des airs inspirés, se rejetant en arrière sur sa chaise, agitant son éventail en mesure, daignant même mêler des accens horriblement chevrotans à ceux de ses chanteurs. Il faut bien, comme on le dit, que la musique adoucisse les mœurs des hommes ; car, au sortir de table, notre hôte, encore sous l’impression du concert et légèrement ému peut-être par le dîner, conduisit M. Féraud sur son balcon qui dominait le jardin du harem : « Regarde, » lui dit-il. — M. Féraud, tout surpris, s’écrie : « Mais ce sont tes femmes. — Oui, ce sont mes femmes, c’est ma famille; je veux que tu la voies : on ne doit avoir rien de caché pour un ami, et tu es tellement mon ami que je tiens à te