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montrer ce que j’ai de plus précieux, ce qui fait le bonheur et la joie de ma vie.. »

Le soir même de ce dîner mémorable, en dépit de la fatigue de nos estomacs et de la fatigue plus grande, si c’était possible, de nos tympans, nous dûmes en accepter un autre chez le caïd el-mechouar. Nous partîmes, au coucher du soleil, d’assez méchante humeur, il faut en convenir, à la pensée de la nouvelle corvée que nous allions subir. Nous ne nous attendions pas à une agréable surprise ; elle a été ravissante. Je n’ai jamais peut-être assisté à une scène plus réellement orientale que celle de notre dîner chez le caïd el-mechouar. Il faisait encore grand jour quand nous arrivâmes dans sa maison. A peine en avions-nous franchi le seuil, que nous entrions dans une cour qui nous fit pousser à tous un cri d’admiration. Nous étions persuadés que les maisons de Fès étaient toutes médiocres et de mauvais goût. Nous avions sous les yeux une preuve éclatante de notre erreur. La cour du caïd el-mechouar était très vaste, pavée de mosaïques et percée au centre d’un vaste bassin d’où s’élevaient plusieurs jets d’eau. Les murs de deux des côtés étaient pleins, mais également percés, en leur milieu, de portes ogivales surmontées d’auvens en bois sculpté et décorées de mille arabesques. A côté d’une de ces portes se voyait une de ces fontaines avec des mosaïques de faïence dont j’ai essayé de donner une faible idée; la corniche et l’auvent, en bois sculpté, étaient de véritables merveilles qui défient absolument toute description. Des deux autres côtés de la cour, le mur s’ouvrait sur des chambres intérieures tendues de haïtis éblouissans; au-devant de ces murs, deux colonnes, extrêmement élevées, supportaient une large terrasse sur laquelle des femmes, coiffées de hantouzes rouges, bleues, jaunes, vertes, roses, ornées de bijoux, se penchaient pour nous regarder. Les unes étaient voilées, les autres se bornaient à placer de temps en temps, devant leurs bouches, une toute petite main. Si elles étaient jolies, je l’ignore ; mais, vues ainsi dans la lumière du couchant qui brillait sur leur coiffure éclatante, elles avaient quelque chose d’étrange et de fascinant, elles ressemblaient aux figures d’une séduction énigmatique que M. Gustave Moreau aime à peindre dans ses tableaux, et dont on ne sait si on les admire ou si on en est uniquement étonné. La plupart d’entre elles étaient brunes, et la régularité de leurs traits était irréprochable. Mais ce qui charmait en elles, c’était la grandeur des yeux noirs, exagérée encore par le k’hol et par le contraste de la petitesse de la bouche, de la finesse du nez, de la délicatesse de l’ensemble de la figure. Nous les aurions regardées longtemps, si nous n’avions craint de manquer aux lois de la bienséance