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M. de Talleyrand était grand seigneur de nature plus encore que de naissance, d’instinct plus encore que de mœurs et d’habitudes sociales. Qualité ou défaut (l’un ou l’autre, ou plutôt l’un et l’autre à certain degré), ce caractère original, indélébile en lui, cet ingenium, qu’on me passe le mot latin, avait dominé toutes les aventures de son étrange existence, et nous l’imposait à notre tour, après l’avoir imposé, coup sur coup, à tout ce qui s’était rencontré sur sa route, durant presque un demi-siècle, personnes ou choses, gens de toutes sortes, hommes grands ou petits, honnêtes ou le contraire, bonnets rouges ou têtes couronnées.

Rien donc d’extraordinaire, voire même rien que de naturel dans l’idée de confier à des mains si exercées en fait d’évolution, si expertes en fait d’hommes et de choses, si aguerries en fait d’événemens, le soin de guider à ses premiers pas notre gouvernement nouveau né et de l’accréditer en Europe, vaille que vaille, advienne que pourra.

M. de Talleyrand connaissait bien l’Angleterre, du moins dans ses principaux personnages ; il en était bien connu. Il connaissait mieux encore les ministres, les diplomates qui se pressaient à la conférence de Londres ; il les avait, plus d’une fois, rencontrés, toisés, mesurés, soit à Paris, soit dans les autres capitales du continent, à titre, tour à tour, de serviteurs, d’auxiliaires, ou d’adversaires du maître commun. Tout déchu qu’il se trouvât, en France, depuis quinze ans, nul d’entre eux n’avait plus grand air et ne comptait davantage, nul n’était tenu pour plus exempt de scrupules, plus dégagé de préjugés, plus au-dessus des affaires quand il s’en mêlait. Il avait la réputation d’un homme d’état consommé et la méritait, en ce sens qu’il était doué de ce coup d’œil prompt et sûr qui discerne dans les circonstances les plus difficiles la position à prendre, et sait, après l’avoir prise, la laisser opérer, en attendant avec sang-froid les conséquences. C’était ainsi qu’arrivé à Vienne, en 1815, sans avoir même la certitude d’être admis au congrès, il en était venu peu à peu, non-seulement à y siéger, mais à le diriger, à le diviser d’abord, puis enfin à le dominer. C’était un service de ce genre que nous pouvions attendre de lui ; mais il fallait, pour cela, que ses bons offices fussent réclamés et agréés ; or, choisir pour représentant à Londres le prince de Talleyrand, c’était beaucoup pour des patriotes comme nous, tous frais émoulus de révolution ; c’était beaucoup pour la fatuité populaire de M. Laffitte, pour la rusticité gourmée de M. Dupont (de l’Eure), pour les souliers ferrés de M. Dupin, beaucoup pour la plèbe arrogante et vulgaire qui croyait disposer de nous et n’avait pas tout à fait tort.