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guindée, qui ne cède au désir d’attirer l’homme à la mode. Mais, une fois arrivés, il se peut bien que l’hôte de Molière soit déçu dans sa secrète espérance. Peut-être voulait-il, en réalité, l’offrir à ses convives ; Molière, lui, au lieu de se donner en spectacle, entend profiter de celui qu’on lui a promis ; il ne dit mot et raille, à l’occasion, ceux dont il a trompé le petit calcul ; ainsi, dans la Critique de l’École des femmes, par la bouche de la rieuse Élise. Ce mutisme, cette attention continuelle, ce profond regard obstinément fixé, frappent tout le monde et Boileau appelle son ami d’un nom qui doit lui rester, le Contemplateur. Ce n’était pas, en effet, une exception chez lui pour se défendre des importunités mondaines. En parlant de « son habituelle paresse à soutenir la conversation, » il dit vrai, et la notice de 1682 complète le renseignement en nous apprenant, ce dont nous nous serions bien un peu doutés, qu’il causait très agréablement quand il le voulait, mais qu’il se taisait à l’ordinaire, car il n’aimait causer qu’avec ceux qui lui plaisaient. Bien avant, Chappuzeau l’avait montré a d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entendre. »

De fait, celui qui, dans le Misanthrope, définit l’amitié avec une conviction si sérieuse et si ferme, eut beaucoup d’amis, et qui comptent parmi les personnes les plus illustres, ou les plus dignes d’estime de son temps. Aussi justement que Boileau, il aurait pu opposer à la haine des envieux et au blâme des sots des suffrages flatteurs entre tous. Simple comédien de campagne, il entretient avec le prince de Conti, de 1653 à 1056, des relations dont un témoignage récemment mis en lumière[1], celui de l’aumônier du prince, l’abbé de Voisin, nous permet d’apprécier le caractère : le prince « conféroit souvent » avec le comédien, « et, lisant avec lui les plus beaux endroits et les plus délicats des comédies tant anciennes que modernes, il prenoit plaisir à les lui faire exprimer naïvement. « Il ne fallut rien moins que les instances répétées de l’évêque d’Alet, Pavillon, pour rompre ce commerce. Bans une catégorie sociale moins élevée, bien moins haute encore, si l’on tient compte du préjugé, Molière avait reçu le plus cordial accueil de Pierre de Boissat, vice-bailli de Vienne en Dauphiné, et membre de l’Académie française depuis la création. Boissat n’était qu’un écrivain médiocre, mais il aimait sincèrement les lettres, les arts, les artistes, et il manifestait ce goût avec une liberté d’esprit et une indépendance d’allures très méritoires de tout temps chez un provincial : « Il vouloit, dit son biographe, que Molière prît place à sa table ; il lui donnoit d’excellens repas et, au

  1. A. Huyot, Molière et le prince de Conti, dans le Moliériste de Juin 1886.