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Grimarest, auquel Baron, témoin du fait, l’avait conté, de quelle manière il accueillit ce Mignot, dit Mondorge, qu’il avait eu dans sa troupe provinciale et qui lui arrivait un jour dénué de tout : « Que croyez-vous que je lui doive donner ? » demandait-il à Baron, qui présentait la requête du malheureux. Baron opinant pour quatre pistoles : « Je vais les lui donner pour moi, dit Molière, mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous ; je veux qu’il connaisse que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que je lui rends. » Aux vingt-quatre pistoles il joignit un très bel habit de théâtre dans l’espoir que a le pauvre homme y trouverait de la ressource pour sa profession ; » et, ce qui vaut mieux encore, « il assaisonna ce présent d’un bon accueil qu’il fit à Mondorge. » Puisqu’il s’agit de Baron, l’on sait avec quel soin il dirigea l’éducation du jeune comédien retiré par lui de chez un montreur de phénomènes. Il avait la main ouverte et prêtait facilement de grosses ou de petites sommes aux débiteurs les plus variés, gros personnages, amis, petites gens : l’inventaire dressé après sa mort énumère parmi eux Lulli pour 11,000 livres ; Mlle de Brie, pour 830 ; Jean Ribou, son libraire, pour 700 ; Beauval et sa femme, pour 110 ; la Ravigote, jardinière de sa maison d’Auteuil, pour autant, etc. J’ai déjà montré, dans une précédente étude, avec quelle générosité il secourut son père besogneux, de quel désintéressement il fit preuve à son égard. Plusieurs fois, dans ses pièces, comme l’École des maris et l’Avare, Tartufe et les Femmes savantes, il a laissé voir les mêmes qualités par la façon dont il emploie l’éternel ressort du théâtre et de la vie, l’argent, par la promptitude avec laquelle Valère et Clitandre mettent leur bourse et leur dévoûment à la disposition de leurs amis dans l’embarras. On devinerait, en les lisant, si l’on ne le savait d’ailleurs, que l’auteur de ces pièces était une âme libérale et haute.

Pour le bon sens, de même qu’il inspire sa façon de saisir et de montrer le ridicule, il se manifeste partout dans sa vie. En dépit de la résolution qui lui fit quitter la maison paternelle pour embrasser la plus aventureuse des carrières, en dépit du mariage qu’il contracta par amour, — ce sont là crises de vocation ou de passion très conciliâmes avec le jugement le plus net, — l’ensemble de sa carrière révèle beaucoup de bon sens uni à beaucoup d’habileté. Dans sa conduite avec ses ennemis, ses rivaux, ses protecteurs, les grands personnages, le roi, on voit un homme très honnête, très droit, mais très souple et très avisé. Il n’abandonne rien au hasard, combine tout pour l’effet le plus utile, et, jusque dans les démarches de simple politesse, on admire son adresse à porter l’effort sur les points essentiels. Prenez, par exemple, ses épîtres dédicatoires, dont il n’est pas prodigue, bien qu’elles