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qu’il faut en jouir, la croyance à la légitimité des instincts, tempérée par le sentiment de l’honneur, le sens pratique, le goût de la grosse plaisanterie gauloise, la haine du chimérique et du faux en tout genre, de l’hypocrisie, du pédantisme, de toutes les formes de la sottise et de la fatuité, la passion de la franchise et du naturel. On a reconnu les traits essentiels de cette morale des honnêtes gens que Sainte-Beuve a définie dans Port-Royal avec une si pénétrante justesse. Les deux faces de cette morale, exagérées pour les besoins de l’antithèse et de l’effet comique, se présentent avec un puissant relief dans les deux héros du Misanthrope, Alceste et Philinte. Aucun d’eux n’a ni tout à fait tort ni tout à fait raison, mais il est peu d’idées de l’un et de l’autre qui ne puissent entrer, plus ou moins modifiées, dans la philosophie de Molière lui-même. On aura tous les élémens de celle-ci en interrogeant par surcroît ses valets et ses soubrettes, philosophes à leur manière, tantôt épicuriens, tantôt cyniques, mais dont l’exubérante gaîté ou la morale trop large reposent sur la même notion de la vie.

Dans tout cela, il faut le reconnaître, la pensée maîtresse du siècle, l’idée chrétienne tient fort peu de place. Bien plus, prélats et moralistes ne se trompaient guère en voyant, je ne dis pas un indifférent, mais un ennemi dans l’homme qui écrivait Don Juan et Tartufe. Ce n’est pas le moment de discuter en détail l’inspiration de ces deux pièces, mais il faudrait quelque naïveté ou beaucoup de parti-pris pour s’étonner des protestations d’un Bourdaloue, même d’un Rochemont, et ne pas reconnaître qu’à leur point de vue de croyant et de prêtre, ils n’avaient pas tort de prendre l’alarme. Molière devait à Gassendi le point de départ de cette morale, car de la métaphysique de son maître il prit rien ou peu de chose. Mais, comme il arrive toujours à ceux que leur originalité naturelle préserve d’être de purs disciples, il se forma surtout par la pratique de la vie ; or, son existence, tant à Paris qu’en province, était-elle de nature à faire de lui un chrétien ou même un stoïcien ? Il fut donc un épicurien, prenant de la vie tout ce qu’elle mettait à sa portée de désirable : amour et plaisir, richesse et gloire. Si l’on demande aux faits positifs des preuves de cet état moral, on n’a que l’embarras du choix : son goût pour Lucrèce qu’il traduit, sa longue amitié avec Chapelle, ses relations avec le sceptique La Mothe le Vayer et l’incrédule des Barreaux. Il faisait comme eux sur les matières de foi, protestant de son respect pour elles, les réservant peut-être dans sa conscience, mais la conviction profonde, la direction intérieure, le recours toujours prêt, tout cela lui manquait. Il pratiquait, et, en mourant, demandait un prêtre avec instances. C’est, du moins sa femme qui le dit dans la « requête à fin d’inhumation » qu’elle présentait à l’archevêque de Paris. Il se pourrait