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à Rohault, d’être d’une profession si opposée à l’humeur que j’ai présentement ? J’aime la vie tranquille ; et la mienne est agitée par une infinité de détails communs et turbulens, sur lesquels je n’avais pas compté, et auxquels il faut absolument que je me donne tout entier malgré moi. » Un autre jour, consulté par un jeune homme qui voulait se faire comédien, il l’en détournait avec force : « Notre profession, disait-il, est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des libertins qui veulent se soustraire au travail. » Il lui remontrait donc que, monter sur le théâtre, ce serait « enfoncer le poignard dans le cœur de ses parens, » que lui-même « s’étoit toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à sa famille, » que, « si c’étoit à recommencer, il ne choisirait jamais cette profession, » car ses agrémens sont trompeurs, elle n’est qu’un triste esclavage aux plaisirs des grands, le monde regarde les comédiens comme des gens perdus, etc. Il ne faut pas tirer de la première de ces anecdotes plus qu’elle ne contient : le mot présentement en fixe la portée. Au moment où Molière s’exprime de la sorte, il est très malheureux et commence une longue plainte sur ses souffrances domestiques ; on ne s’étonne donc pas que son métier lui apparaisse sous des couleurs très sombres. Quant à la seconde, elle ne fait que confirmer cette vérité d’expérience, que, très rarement, un homme mûr conseille à un jeune homme d’embrasser la profession qu’il a lui-même choisie ; et il y a bien des choses dans une habitude si générale : la confiance en ses propres forces, la défiance de celles d’autrui, cette amertume contre la destinée, si commune entre quarante et cinquante ans. On peut admettre que Molière ait alors conçu, dans ses heures de tristesse, quelque mépris pour son métier d’amuseur public et rêvé quelque autre emploi de son génie. Mais de pareils états d’esprit ne donnent point la véritable pensée d’un homme. Tout démontre, au contraire, qu’il aimait passionnément son art, qu’il y rapportait toutes pensées, qu’il s’y donnait corps et âme. Avant d’être écrivain de génie, il était, il voulait être comédien excellent. Il eut toutes les qualités que sa profession exige et aussi quelques-uns des défauts qu’elle provoque.

Il y trouva, cependant, dès ses débuts, une déception cruelle et dont il ne prit jamais complètement son parti. Il ne voyait pas alors, comme la perspective la plus attirante du métier qu’il embrassait, la joie de représenter un jour les Mascarille et les Sganarelle. La preuve, c’est qu’en signant un contrat d’association avec ses premiers camarades, il se réservait « les héros, » c’est-à-dire les grands rôles tragiques ; peut-être même faut-il en partie rapporter à ce choix l’insuccès de l’l’Illustre Théâtre à Paris. En province, il s’obstine et n’est pas plus heureux : il parait qu’on le siffle à Limoges et qu’on lui lance des pommes cuites à Bordeaux. Il se résigne alors à