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J’attribuerais volontiers à la même cause la direction donnée à plusieurs de ses pièces, dont le caractère n’est pas très net, puisque, depuis le jour de leur apparition, les critiques n’ont cessé de disputer à leur sujet. Ainsi, ce Misanthrope, qu’on n’admirera jamais trop, mais qu’on ne comprendra jamais assez. Alceste doit-il faire rire, doit-il faire pleurer, ou tous les deux à la fois ? Soyons franc, et reconnaissons que, si c’est là un chef-d’œuvre de l’esprit humain, c’est un chef-d’œuvre obscur, comme beaucoup d’autres chefs-d’œuvre ; que, pour une pièce comique, il excite un rire assez court et, pour une pièce sérieuse, il déroute l’émotion ; que, malgré la scène du sonnet et celle des portraits, malgré les deux petits marquis, malgré Basque, il est un peu froid à la représentation ; que, si les lettrés l’applaudissent avec un enthousiasme réfléchi, le parterre est pour lui aussi tiède qu’au premier jour. J’ai consulté à ce sujet plusieurs comédiens d’expérience, et tous me disaient que, hors Paris, ce titre sur une affiche de théâtre est « un repoussoir. » À ce caractère incertain du Misanthrope, nous pouvons attribuer, entre autres causes, le désir chez Molière de se tailler lui-même un rôle d’amoureux où il pût déployer ses qualités méconnues, se faire applaudir dans une action sérieuse, exciter un frisson de terreur dans des scènes presque tragiques, comme la grande explication du quatrième acte, où Alceste marche sur Célimène, la menace à la bouche et le bras levé. Conjecture d’autant plus vraisemblable, que le Misanthrope est, en plusieurs endroits, une reprise de Don Garcie de Navarre, tentative avortée dans un genre à demi tragique. Est-ce à dire que l’on puisse imaginer le Misanthrope d’après une conception différente ? Nous sommes trop heureux de l’avoir pour ne pas le prendre tel qu’il est, en toute sincérité d’admiration ; mais j’essaie de l’expliquer en m’éclairant d’une notion sur le caractère et les tendances de son auteur, reconnaissant que cette notion est une des moindres dont il faille tenir compte, mais estimant que l’on aurait tort de la négliger tout à fait. Si le lecteur la trouvait acceptable, il pourrait l’appliquer à d’autres pièces de Molière, où l’élément sérieux est moins envahissant, mais où il prend sa place, assez contraire parfois à la nature même de la comédie.

Si Molière fut mauvais acteur tragique, il excellait dans le comique, et tous les genres de comique, le plus élevé comme le plus bas. Sous ce rapport, les témoignages de ses contemporains sont unanimes. Beaucoup, cependant, partent d’ennemis acharnés, qui n’ont aucunement l’intention de lui faire des complimens ou d’enregistrer ses succès, qui le dénigrent, au contraire, l’injurient, ne lui accordent que des éloges perfides, par exemple lorsqu’ils consentent à le reconnaître bon farceur en ajoutant que c’est là son véritable emploi et qu’il aurait tort de vouloir s’élever plus haut. Mais, rapprochées