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sur un fait vrai et de prêter à Louis XIV l’éloquence dont elle était capable. On pourrait, par comparaison, rétablir le vrai caractère de la scène, car il n’est pas sans exemple que Louis XIV, à table, ait honoré un comédien d’une attention bienveillante. Le biographe de Scaramouche, qui écrivait en 1695, n’a pas manqué de transmettre à la postérité ce fait, que son héros eut l’honneur, non pas de manger, mais de boire avec Louis XIV: « Le roi, dit-il, ayant un jour aperçu Scaramouche à son dîner, voulut bien prendre la peine de lui verser à boire, de sa propre main, d’un vin étranger, pour voir s’il étoit bon gourmet. » Scaramouche remercia par ce lazzi, qu’il ne manquerait pas de dire à son boulanger que le plus grand roi du monde lui avait versé à boire, et le roi, « comprenant par ce discours que l’honneur qu’il avoit fait à Scaramouche ne lui donnoit pas du pain, » augmenta aussitôt sa pension de 100 pistoles. Voilà un Louis XIV plus vraisemblable ; et, toute différence gardée entre Molière et Scaramouche, — quoique, je le répète, les contemporains n’aient pas toujours fait cette différence, — on le verrait mieux dans une attitude pareille à l’égard de Molière que dans le commérage de Mme Campan. Au début, surtout, qu’était-ce que Molière aux yeux de Louis XIV? Un nouveau Scaramouche, élève et rival de l’autre, moins grossier, plus recommandable de mœurs, mais, comme l’autre, se donnant corps et âme à son métier. Sans doute, il était homme de lettres, en ce sens qu’il écrivait ses pièces et que Scaramouche se contentait d’improviser les siennes ; mais ils avaient même inspiration, même genre de talent, l’un plus italien, l’autre plus français. Il ne serait pas impossible que le roi, dans l’occasion, eût témoigné à tous deux cette sorte de familiarité dont les très hauts personnages sont quelquefois prodigues envers les petites gens qui servent leurs plaisirs, d’autant plus dédaigneuse, au fond, qu’elle est plus accueillante. On aura remarqué plus haut le mot de Louis XIV à Molière, après les Fâcheux: « Voilà un grand original que tu n’as pas encore copié. » Si le propos royal a été exactement recueilli, je verrais volontiers dans ce tutoiement une indication précieuse du ton que le roi prenait en pareil cas. Un peu plus serait impossible; les idées du XVIIe siècle n’admettaient pas de scènes semblables à celles que nous contaient naguère deux romanciers : ici, l’héritier présomptif d’un grand empire choquant son verre, avec une politesse d’égal, contre celui d’un roi d’opérette; là, un prince authentique rajustant la perruque d’un pitre et discutant avec lui sur les mérites comparés de la république et de la monarchie.

Cependant, à mesure que Molière avançait dans sa carrière, il est certain que l’estime de lui faite par le roi dut gagner en sérieux. Jusqu’aux