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mêmes : l’animal enfante une œuvre de forme déterminée, comme il procrée d’autres êtres de forme déterminée : sa fécondité intellectuelle est aussi esclave que sa fécondité physique, d’autant plus que la première est souvent au service de la seconde, par exemple dans la nidification. L’instinct, en un mot, offre l’exemple de l’idée-force à type fixe, tandis que l’inspiration humaine offre l’exemple de l’idée-force à type variable[1].


II.

Nous avons vu la nature de l’instinct ; tirons-en les conséquences relatives à son origine. Deux opinions principales sont ici en présence. Les uns croient trouver une explication purement mécanique de l’instinct dans les actions réflexes et dans les accidens de la sélection naturelle : selon eux, par son origine comme par ses élémens, l’instinct est encore du mécanisme transformé. Les autres, sans nier la part du mécanisme, jugent qu’une explication psychologique est aussi nécessaire, mais ils font appel surtout à l’intelligence pour expliquer la genèse de l’instinct : ainsi, d’après Lewes, tous les instincts seraient nés par la substitution graduelle du mécanisme à l’intelligence ; ils seraient de l’intelligence transformée et dégradée, lapsed intelligence. Selon nous, le terme d’intelligence, qui indique la prévision, l’adaptation à une fin préconçue, exprime un état mental trop élevé pour être placé à l’origine de tous les instincts ; c’est, à nos yeux, l’appétition et l’émotion qui sont le vrai point de départ : l’instinct est pour nous de l’appétit transformé. Essayons donc de montrer que l’origine des instincts est la substitution graduelle du mécanisme à l’appétit et à la

  1. Quelques psychologues ont prétendu qu’il n’y a point d’instincts proprement dits chez l’homme, sous le prétexte qu’il n’y a pas chez lui de représentations innées et naturellement associées ; mais nous venons de voir qu’on ne saurait réduire l’instinct a des représentations innées, qui n’existent pas chez les animaux, eux-mêmes. Ce qui constitue l’instinct, c’est une impulsion native vers des actes déterminés ; or, en ce sens, l’instinct existe aussi chez l’homme (instinct de sucer, de têter, de tendre les bras, de porter le doigt dans la bouche). L’instinct s’y montre même souvent sous une forme anormale : la passion de boire poussée jusqu’à la manie ou dipsomanie, la luxure, la passion du vol, du vagabondage, de l’assassinat, du jeu, la monomanie du suicide, les hallucinations, la folie, les vices et les maladies mentales, comme la plupart des maladies corporelles, sont Fréquemment des impulsions instinctives transmises par hérédité. On voit des enfans, élevés par d’autres que leurs parens et ignorant l’histoire de ceux-ci, reproduire cependant aux mêmes âges les mêmes passions extraordinaires, par exemple l’envie presque irrésistible d’avaler de la terre, le penchant à tuer sons aucun intérêt et pour le plaisir de tuer, etc. Ils sont voués par leur naissance à telle scène de drame particulière, aussi déterminée que l’instinct de l’abeille ou de la fourmi.