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peut-être par l’odeur, que les cadavres de leurs camarades corrompaient l’air : elles les ont alors transportés dans un autre endroit, qui est devenu comme une espèce de galerie des tombeaux ; ce qui n’était d’abord qu’un acte individuel s’est transformé ensuite, pour l’espèce, en un instinct. L’instinct est donc une habitude héréditaire, à la fois mentale et physique, qui s’est développée sous l’influence d’un appétit.

Outre l’appétit, l’intelligence a joué aussi un rôle important dans la formation des instincts. Cuvier et ses partisans, comme M. H. Fabre, ont voulu établir un rapport inverse entre l’instinct et l’intelligence, mais cette opposition n’a rien de fixe ni d’universel. Beaucoup d’animaux riches d’instinct, comme les singes, les chiens, etc., sont riches aussi d’intelligence. C’est seulement à la longue qu’un rapport inverse s’établit entre l’intelligence et l’instinct. Quand l’intelligence d’un être est de plus en plus spécialisée, elle finit par devenir automatique et en quelque sorte inintelligente. Cela est vrai même de l’homme : le géomètre, le métaphysicien, par exemple, s’enferment dans un certain ordre de connaissances dont ils ne peuvent plus sortir, et ils finissent quelquefois par ne plus guère comprendre ce qui n’est pas du domaine de leurs études. La même remarque s’applique à la société : certaines institutions qui étaient d’abord très utiles sont devenues, avec le temps, de plus en plus immuables, et finissent par offrir une résistance au progrès, comme l’excès d’administration dans certains pays. L’animal n’échappe point à cette loi universelle : son organisation finit par s’imposer tellement à lui qu’il ne peut plus s’en affranchir : telles sont les fourmis amazones. On se souvient qu’Huber mit une trentaine de ces amazones, habituées à voler les œufs des autres, dans un tiroir vitré, avec quelques larves et un peu de miel dans un coin. Elles prirent les larves et les emportèrent çà et là pour les abandonner ensuite, mais elles ne surent pas même se nourrir, malgré la miellée qui était à leur disposition : plusieurs d’entre elles moururent de faim. Huber introduisit alors une seule fourmi auxiliaire, ou, comme on dit aussi, esclave (formica fusca.) Aussitôt celle-là se met à l’œuvre, prodigue ses soins aux jeunes larves, développe plusieurs nymphes prêtes à sortir du cocon, donne la pâture aux fourmis amazones, enfin les sauve de la mort qui les menaçait. Est-ce à dire que la fourmi amazone n’ait pas d’intelligence ? Non. Dès qu’il s’agit de guerre, elle emploiera habilement la ruse, dressera des embuscades ; elle montrera enfin une intelligence réelle, bien qu’appropriée à une seule fonction. Ainsi l’intelligence et l’instinct, sans s’opposer d’une façon absolue, peuvent manifester à la fin des oppositions relatives et accidentelles.