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un air, chacun sait qu’après une interruption il est aisé de repartir un peu en deçà du point où l’on est arrivé, mais très malaisé de reprendre le fil de la pensée ou le cours de l’acte à un point situé au-delà ; Darwin a montré que cette loi de la mémoire se retrouve dans l’instinct. Huber a décrit une chenille qui se fait, en s’y reprenant à diverses reprises, un cocon très compliqué pour ses métamorphoses : si l’on prend une chenille qui a construit son cocon jusqu’à la sixième période de la construction, par exemple, et si on la replace dans un cocon construit seulement jusqu’à la troisième période, la chenille n’est pas embarrassée ; elle recommence les quatrième, cinquième et sixième périodes de la construction. Mais si une chenille, prise dans un cocon construit jusqu’à la troisième période, est placée dans un cocon achevé jusqu’à la neuvième, avec la plus grande partie de la besogne déjà faite, loin de sentir cet avantage, la chenille est très embarrassée : elle recommence à partir de la troisième période, où elle en était restée. C’est ainsi qu’un chanteur peut ne se rappeler un couplet qu’en répétant le couplet précédent. Un chronomètre ne peut marquer les heures à rebours. L’enregistrement organique de la mémoire et celui de l’instinct sont analogues.


A la transformation de l’appétit et de l’intelligence par l’habitude et l’hérédité ajoutons, avec Darwin, le triage lent de la sélection naturelle, et nous aurons complété l’explication de l’instinct. C’est ainsi que les instincts très compliqués, comme celui de l’abeille, semblent être provenus par degrés d’instincts plus simples, qui se ramènent eux-mêmes à des actes accomplis d’abord moitié mécaniquement, moitié par perception et intelligence. Par exemple, les bourdons déposent leur miel dans de vieux rayons, en y ajoutant quelquefois de courts tubes de cire. D’autres fois aussi, ils construisent des cellules isolées d’une forme globuleuse irrégulière. Puis viennent les abeilles du Mexique, qui construisent déjà des cellules cylindriques, mais encore imparfaites ; enfin, au plus haut degré de l’échelle se trouvent les abeilles domestiques, dont les cellules rangées sur deux lignes parallèles ont la forme d’un prisme hexagonal, forme qui permet la plus grande économie de temps, de travail, de matériaux, de cire. Il est tout naturel que les abeilles qui se sont rapprochées de ce type aient été celles qui ont le mieux survécu, car l’économie de cire représente une économie d’efforts, conséquemment de nourriture, et un avantage dans la lutte pour la vie. Un mélange de tâtonnement machinal, de hasard et d’intelligence, a pu produire à la longue, par sélection, des instincts parfaits et en apparence