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merveilleux. La larve des phryganes vit au milieu de l’eau et se construit un étui tubulaire au moyen de divers fragmens agglutinés. Si la larve trouve l’étui trop lourd et exposé à tomber au fond de l’eau, elle choisit un morceau de feuille ou de paille au fond du ruisseau pour l’ajouter à l’étui ; inversement, si l’étui est trop léger et manifeste une tendance à flotter sur l’eau, elle ajoute un petit grain pour servir de lest. Il est clair que la larve ne connaît pas la théorie des poids spécifiques ; mais ses ancêtres ont dû procéder par tâtonnemens, choisissant une place pour l’étui, ajoutant ou retranchant certaines substances selon qu’il descendait ou montait trop. Tout cet art, semi-intuitif et semi-machinal à l’origine, est devenu à la longue entièrement mécanique par des triages successifs, il a fini par se fixer et s’enregistrer immuablement dans l’organisation nerveuse de l’espèce.


III

On a fait à la théorie de l’hérédité des instincts plusieurs objections. « D’abord, dit-on, nous devrions retrouver les intermédiaires. » La réponse à cette objection est, selon les transformistes, dans la théorie même : les intermédiaires étaient ceux qui avaient justement le moins de chance de durer ; ils ont dû, en conséquence, être plus facilement engloutis que les autres dans les périodes de crise. Leur organisation étant moins parfaite, ils n’ont pu s’approprier aux circonstances : aussi n’ont-ils point survécu.

La deuxième objection est tellement grave, que Darwin en a d’abord été effrayé. Elle est tirée des insectes neutres, qui ont leur structure propre, leurs instincts propres (par exemple, les fourmis neutres ou les abeilles neutres), et qui cependant, étant stériles, ne peuvent propager leur race[1]. Ici, selon Darwin, l’hérédité n’aurait pu jouer le grand rôle qu’elle a eu ailleurs ; c’est donc la sélection proprement dite qui, en accumulant et fixant peu à peu des variations heureuses, aurait produit à la longue des résultats de plus en plus étonnans. La seule façon dont on pût alors parer à la difficulté, selon Darwin, serait de supposer que « la sélection s’applique à la famille comme à l’individu. » De même, selon M. Romanes, on peut considérer le nid ou la ruche, dans son ensemble, « comme un organisme dont les insectes sexués et les différentes castes de neutres constituent les organes, » et on peut supposer

  1. « Du vivant de Darwin, dit M. Romanes, il me fut donné de pouvoir discuter cette question avec lui, et j’appris de sa bouche que la question l’avait beaucoup préoccupé à l’époque où il écrivait son Origine des espèces, mais que, trouvant cette question très complexe, il ne pensait pas qu’il fût bon d’en entamer la discussion. »