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sacrées, où les gardiens de la loi la gardent si mal ? Una papeleta, disent les Espagnols, en parlant de l’inanité des textes écrits. Qu’attendre d’un peuple chez lequel règne la doctrine du Chacun pour soi, alors qu’une bonne législation aliéniste repose tout entière sur le principe chrétien : Chacun pour les autres ?

Ainsi, ou peu s’en faut, s’expriment les hommes les plus compétens et les plus intègres. En 1876, M. George-L. Harrison, président du conseil de l’assistance publique de l’état de Pensylvanie, publiait un livre où il trace un tableau effrayant des scandales, des abus de tout genre dont souffraient les aliénés, les citoyens arbitrairement enfermés comme tels, et il n’hésitait pas à les attribuer surtout à l’incompétence du personnel chargé de la direction des hôpitaux. Les nominations, dit-il énergiquement, sont en général dictées par des considérations politiques ; il faut, à tout prix, récompenser d’une manière quelconque un partisan et on lui accorde une place pour laquelle il n’a aucune aptitude, mais qu’il regarde comme le prix légitime de ses services électoraux. De telles positions, qui devraient être inamovibles, aller aux meilleurs, aux plus savans, sont livrées à des politiciens de rencontre, qui, loin de traiter la politique comme le premier des arts, en font le dernier des métiers : le mal s’accroît encore de ce que, aux États-Unis, la profession de médecin est libre ou soumise à des règlemens fort divers. Presque à la même époque, le docteur Shurtleff, directeur-médecin de l’asile de Stockton, écrivait : « La loi, dans l’état de Californie, est telle, que ni les directeurs, ni les inspecteurs n’ont de contrôle sur les admissions. Comme conséquence, deux ou trois cents aliénés couchent sur les planches des corridors. » Depuis 1873, la plupart des états de l’Union ont voté de nouvelles lois ; mais ont-elles remédié à l’insuffisance des anciennes, guéri les défauts signalés ? On peut en douter en lisant le récit douloureux d’une séquestration d’un aliéné inoffensif, enfermé par son propre frère depuis trente ans dans une petite cabane isolée, et enchaîné comme une bête féroce. « Quand l’agent du comité a visité la hutte, le patient, entièrement nu, mais tout couvert de crasse, d’immondices et de vermine, porteur d’une barbe longue de deux pieds, et d’une effroyable saleté, était accroupi sur le plancher à une balle de paille pourrie qui lui servait de lit. A sa portée était une terrine noire contenant de vieux os et quelques rebuts de la table de la famille du fermier. Cette pitance lui avait été jetée pour son repas de midi. La chaîne n’avait que vingt pouces de long… La cheville enchaînée était rétrécie par la pression continue du fer, ridée et pelée. C’était la première fois, depuis trente ans, que quelqu’un lui parlait, et son long mutisme lui avait fait perdre l’usage de la parole ; sa langue était rouillée. Le monstrueux personnage qui