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salle et dans une noble maison ; il s’établit à loisir, tandis que s’installent des décors majestueux ; il pèse de tout le poids de l’or qu’ont coûté ces toiles peintes et ces somptueux costumes ; il est alourdi encore par toute sorte d’espérances qui tombent de haut : Shakspeare, interprété par Dumas et par un lieutenant de Hugo, sur la première scène du monde, avec le concours de M. Got et de M. Silvain pour de petits rôles, — jusqu’où ne devait pas aller, à cette vue, le ravissement du public ? Après une si belle attente, il est vrai qu’on diffère et qu’on déguise, par pudeur, l’aveu de sa déconvenue. Les spectateurs, dans les couloirs, s’abordent l’un l’autre avec prudence, aucun ne voulant s’exposer le premier : « Eh bien ?… — Eh bien ?… — Oh ! moi, cela m’intéresse beaucoup. — Moi aussi, alors. — Mounet-Sully est superbe. — Admirable ! — Et les décors ! Et les costumes ! — Dignes de Perrin ! » De la pièce, pendant les premiers entr’actes, on ne parle pas ; pendant les derniers… Qui a eu le courage de se déclarer avant les autres ? Personne ; mais tout le monde a éclaté en bâillemens. On s’interroge, à cette heure, de manière un peu différente : « Mounet-Sully ?… — Oui, toujours ! — Mais la pièce ? — Heu ! heu ! — Oh ! oui ! » À la fin, quelques faux lettrés rabâchent seuls : « Moi, ça m’a beaucoup intéressé. » Les francs illettrés s’écrient : « La pièce est assommante ! » Et les lettrés rassurent la conscience de ces victimes, un peu honteuses de leur malheur : « Vous êtes assommés ?… Il n’y a pas de votre faute. En effet, vous deviez l’être. »

Alas poor Will!… Voilà son héros, voilà son ouvrage préféré. Il a conçu Hamlet, selon toute apparence, dans sa jeunesse ; il y est revenu dans son âge mûr ; et ce particulier attachement ne fut ni déraisonnable ni vain. Entre tous les personnages de Shakspeare, celui-ci est un homme, et non une forme d’homme composée par l’assemblage de quelques traits ; c’est un homme entier, plein, solide, et de l’existence duquel il est impossible de douter. Et quel homme ! son caractère est peut-être la plus riche réalité morale qu’il nous soit donné d’observer : il est fait, comme un organisme naturel, d’un nombre infini d’élémens contraires. Faible et brutal, indécis et emporté, mélancolique et spirituel, superstitieux et sceptique, ami et négateur de la vertu, voilà quelques-unes des qualités qu’on lui reconnaît d’abord ; mais la litanie de ces antithèses pourrait se dérouler à l’infini sans que l’analyse eût épuisé ce prodigieux sujet. La vie commune de ces contraires, on essaie de l’expliquer par l’histoire de l’individu : il était heureux et dispos, lorsqu’il a été frappé d’un double coup (la mort de son père et le second mariage de sa mère), et chargé d’une action supérieure à ses forces (la vengeance de son père) : ainsi parle Goethe. Il avait confiance dans la vie, lorsque l’existence du mal moral, et de ce mal triomphant, lui a été révèlée : ainsi parle aujourd’hui le dernier venu et non le moins original ni le moins pénétrant de ses commentateurs,